Au cœur de la réflexion de l’auteur, le paradoxe suivant : l’énergie est à la fois la force motrice du monde industriel et son plus flagrant talon d’Achille. Ainsi maintient-elle la paix grâce à la guerre et à la faiblesse des individus : elle « accroît l’efficacité tout en favorisant le gaspillage, fait sortir certaines nations de la pauvreté et de la léthargie en imposant en d’autres lieux la misère et la tyrannie ».
De cet « équilibre du déséquilibre » résulte une dépendance inévitable et accélérée vis-à-vis du système technique mondialisé et des incontestables appareils de pouvoir hiérarchisés du monde global. Les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ont été marquées par l’accroissement brutal de tous les programmes industriels ayant émergé dans les années 1930, qu’il s’agisse de nouveaux matériaux, de nouvelles machines plus efficacement réagencées ou « d’un nouveau type d’homme adapté au monde technologique », sans oublier la mécanisation de l’agriculture, chemin majeur vers la dépendance pétrolière ; le tout étant conforme au nouvel essor du monde capitaliste stimulé par les destructions de la guerre. Ardillo fait appel à deux auteurs : Fairfield Osborn, qui tient la science pour responsable de l’accélération du processus érosif qui ravage la Terre à l’époque moderne car elle appuie dans sa démarche la substitution de l’artifice à la nature ; Aldous Huxley, qui insiste, lui, sur le fait que, dans un système structurellement inégalitaire, toute victoire sur la nature contribue à l’oppression accrue de l’homme.
Le charbon reste omniprésent dans cette révolution énergétique qui consacre l’entrée du monde dans l’ère du pétrole, bouleversant les anciens équilibres énergétiques, déjà rudement ébranlés par le nucléaire, indissociablement civil et militaire. La saga nucléaire, dont les exploits sont ponctués par de graves accidents, à l’Ouest comme à l’Est, scelle à jamais le lien profond existant entre les vastes entreprises politiques et énergétiques de domination du monde et de ses habitants. Après avoir emprunté le chemin de l’esclavage, les systèmes énergétiques s’engagent sur le douloureux chemin de la crise pétrolière (1973-1979), occasion d’une vaste opération de réajustement : rééquilibrage du marché du pétrole dans une escalade de la violence pour le contrôle des ressources fossiles, relance du nucléaire comme en France ; et, corrélativement, apparition d’une critique fondamentale de la toute-puissance énergétique, critique dont le représentant le plus radical fut sans conteste Ivan Illich. À cette époque, les débats sur l’énergie tournèrent autour du dilemme centralisation/ décentralisation. Dans la société capitaliste, les tendances à la centralisation l’emportent, avec le renforcement de certains centres de pouvoir à la suite d’arrangements entre classes dirigeantes. Se souvenant des thèses de Kropotkine, Langdon Winner, entre autres auteurs, souligne la nécessité d’une combinaison des décentralisations énergétique et politique, tout en rappelant avec insistance la rupture ancienne du lien entre autonomie matérielle et pensée du collectif. Débats – réactivés dans les courants anarchistes contemporains – dont Ardillo livre un état précis, qu’il conclut en répétant à quel point il importe aujourd’hui de veiller à ce que l’accumulation des excédents d’énergie « ne conduise jamais à des systèmes d’asservissement ni à la destruction du milieu physique qui nous environne ».
Nous vivons désormais sous une triple dépendance, charbonnière, nucléaire et pétrolière. Revenons sur ces deux derniers aspects. Pour sa part, le nucléaire s’est appuyé sur l’ascension de nouvelles élites scientifiques aux côtés de « hauts fonctionnaires, de cadres militaires et de grands entrepreneurs ». De ce point de vue, Ardillo compare l’expansion du complexe militaro-industriel à une guerre silencieuse menée en temps de paix : « les espaces et les enclaves sous son contrôle échappent aux lois civiles, tandis que règne un état d’urgence [incessant] que ses employés vivent comme un drame permanent ». Sous le volcan nucléaire se déploie sans relâche l’ordre pétrolier mondial sous la bannière « guerre aux frontières, paix sur les autoroutes », tant la guerre du pétrole apparaît aujourd’hui comme « un mécanisme de normalisation et de régulation du cours de l’économie mondiale », appuyé sur l’idée et le mythe de l’« automobilité » généralisée, nés lors de la Première Guerre mondiale, comme le rappelle Apollinaire lorsqu’il arrive à Paris au moment de la mobilisation générale : « Nous comprîmes que la petite auto nous avait conduits dans une époque Nouvelle / Et bien qu’étant des hommes mûrs / Nous venions cependant de naître ». Comment ne pas saisir que l’automobile a renforcé un mode de vie « qui se tient toujours plus à distance des effets de l’économie de guerre, dont il a pourtant besoin pour se maintenir » ?
C’est dans ce contexte de guerre que se développent, sans analyse politique sérieuse, les illusions des énergies renouvelables, notamment dans les milieux où il est de bon ton de s’afficher écologiste. Les tenants de la reconversion industrielle appuyée sur les énergies renouvelables ont dissimulé la question impérieuse de la réorganisation de la société pour que l’ensemble du système énergétique soit repensé dans un cadre d’autonomie et d’égalité. La lutte écologiste en faveur de la décentralisation énergétique elle-même se heurte pourtant d’ores et déjà aux contradictions propres à l’État et perpétue l’illusion selon laquelle l’essor des énergies renouvelables contribuerait « à réduire progressivement le poids des centres de pouvoir » en vertu d’une dissémination territoriale de la production et de la consommation. Or, on ne peut déconnecter l’analyse de la reconversion énergétique de la critique radicale des institutions sociales et politiques qui gouvernent la société sans devenir le garant de leur perpétuation sous couvert d’une rénovation écologique du capitalisme. Ainsi en va-t-il des énergies solaire et éolienne. À quoi bon chercher des alternatives aux énergies conventionnelles si la visée de sortie du monde énergétique où elles nous ont conduits est perdue ? Alors en effet, comme l’écrit Ardillo, « l’avenir radieux promis par les alternatives est plutôt éclairé par le soleil noir de la défaite sociale ».
En dépit de remarques pertinentes sur le métabolisme société/nature, les héritiers de Marx sont restés indifférents à la critique écologiste, à l’exception de quelques penseurs comme le philosophe George Caffentzis, proposant le complexe intégré énergie libre/accumulation du capital. Il importe de comprendre comment distribution du pouvoir et spécialisation du savoir se rapportent « à la façon dont la société emploie quelques techniques particulières pour capter et consommer une [quelconque] énergie », le processus de complexification en général à l’œuvre ne s’avérant qu’une manœuvre de retardement de l’effondrement social. En règle générale, les divers courants de l’écologie ne parviennent pas à trouver une parade à la catastrophe imminente, même avec les tentatives louables « d’énergétiser » les problèmes sociaux et politiques. Le changement climatique est le dernier signal de l’alarme énergétique qui parcourt le monde. Vue à travers le prisme de l’histoire, la crise énergétique n’est que le symptôme d’une crise beaucoup plus vaste et profonde « où l’humanité a perdu la capacité d’évaluer l’existence suivant des critères qui ne soient pas strictement techniques ».
La puissance technique, à un stade désormais démentiel, a dévasté tout autant l’humanité que la biosphère qui est sa matrice. Nous devons renoncer à toute solution strictement technique sous peine de perpétuer les mécanismes archaïques de domination sociale. Et sans doute faut-il conclure avec l’auteur de cet ouvrage magistral que « la plongée dans le purement négatif est si avancée que la tâche la plus urgente est aujourd’hui de mettre en lumière les contradictions qui l’alimentent ».
Jean-Paul Deléage
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