Hâtons-nous par exemple de profiter des quelques perles que les éditeurs de DVD nous proposent, puisqu’il semblerait que le marché vacille, bousculé par le Blu-Ray, dernière technique inventée pour nous faire consommer mieux. Quelques maisons courageuses, Carlotta, Opening, Doriane, Bach Films, ne se contentent pas de mettre sur le marché des succès éprouvés, mais alimentent leur catalogue à des sources moins banales. Ainsi, la production de février des éditions Montparnasse est particulièrement notable : 4 DVD consacrés à Jean Rouch (avec deux films de Marcel Griaule, de 1931 et 1939), 4 DVD de conversations avec Godard, qui ont déjà fait frémir le Landerneau pour des phrases malencontreuses – on en dira plus lorsque nous serons venus à bout des dix heures de parlerie filmée. Et ces quatre chefs-d’œuvre des années 20, baptisés « russes », sans doute de peur que le terme « soviétiques » n’éloigne l’acheteur.
En avril dernier une première vague avait apporté trois titres, Le Bonheur (Medvedkine), Ménage à trois (Room) et Arsenal (Dovjenko). Bon choix, mais aventureux : si Dovjenko est un astre de première grandeur, ni Medvedkine, malgré son apôtre Marker, ni le méconnu Room ne figurent au panthéon. Cette nouvelle série est plus familière : La Fin de Saint-Pétersbourg (1927) et Tempête sur l’Asie (1928) de Vsevolod Poudovkine, Le Village du péché d’Olga Preobrajenskaïa (1927) et Aelita (Jacob Protazanov, 1924). C’est-à-dire les muets les plus fameux (avec La Mère) d’un des plus importants cinéastes soviétiques, le premier film réalisé en URSS par une femme et le premier film de science-fiction du nouveau cinéma bolchevik. Tous titres célèbres même si peu fréquemment montrés.
Bien que l’histoire en ait jugé autrement, Eisenstein et Poudovkine étaient, pour les critiques du temps, placés au même niveau, comme le rappelle la formule fameuse de Léon Moussinac « un film d’Eisenstein ressemble à un cri, un film de Poudovkine évoque un chant ». Conviés à célébrer le dixième anniversaire de la Révolution, le premier signa Octobre, le second La Fin de Saint-Petersbourg. Loin de la fresque collective échevelée de S. M. E., Poudovkine conte l’aventure d’un paysan pauvre devenu ouvrier, briseur de grève par défaut de conscience, qui, embringué dans la guerre, mais les yeux enfin clairs, va participer à Petrograd en octobre 17 à la prise du palais d’Hiver. Ou comment le point de vue individuel s’intègre à la description du contexte social et politique. Le régime tsariste et ses turpitudes dénoncé, la révolution bourgeoise moquée (le célèbre plan en plongée sur les chapeaux melon des spéculateurs de la Bourse), l’appel en leitmotiv au soulèvement de « ceux de Penza, de Novgorod, de Tver », le croiseur Aurore : tous les éléments sont là, que Poudovkine traite dans une narration presque linéaire, exception faite des quelques effets de montage court, bras, jambes, objets, qui sont la marque théoricienne du temps – et qu’il délaissera bientôt. Le film, s’il n’a pas le lyrisme fougueux d’Octobre, est traversé par un souffle toujours perceptible. Sa clarté contribua à son succès – au moins en URSS, puiqu’on sait que les films soviétiques n’eurent alors à l’étranger que des présentations confidentielles.
Tempête sur l’Asie, en revanche, connut une exploitation normale à Paris, nonobstant quelques cartons transformés, le temps de changer en russes les troupes coloniales anglaises du film. Poudovkine imagine de nouveau un drame individuel, celui d’un chasseur de fourrures mongol pris pour le descendant de Gengis Khan et utilisé par la puissance occupante pour mater la rébellion. Le cahier des charges impliquait la dénonciation de l’impérialisme capitaliste marchand (l’implacable acheteur américain, la bonne société anglaise), mais les montagnes et le désert mongols, la visite du temple, les rituels religieux filmés avec l’autorisation du dalaï-lama semblent avoir intéressé Poudovkine autant que la lutte des partisans, assez prestement montrée. On peut imaginer qu’il y avait là pour le pouvoir central une façon de faire connaître au public des zones lointaines où la révolution était également triomphante – comme Turksib qui, l’année suivante, montrera la construction du chemin de fer reliant Turkestan et Sibérie. Mais c’est le lyrisme documentaire qui frappe aujourd’hui : tout ce que dénonçait comme « concessions » La Revue du cinéma en 1929 – les espaces démesurés, les yourtes perdues, le marché aux fourrures, les danses oubliées – a pris un relief étonnant.
« Formidable mélodrame résolument féministe » nous promet la pochette du Village du péché. Certes. Une paysanne est violée par son beau-père pendant que son mari est à la guerre et lorsque celui-ci revient et refuse l’enfant de la honte, elle se suicide. À cette aune, tous les drames où les femmes sont des victimes, La Porteuse de pain ou Trompée au seuil de la chambre nuptiale, sont féministes. En réalité, il s’agit d’un mélo de la plus belle eau, transcendée par la beauté des paysages et des coutumes du village de Riazan, aussi exactement filmées que les pratiques mongoles par Poudovkine. Ici encore, plus que la tempête des sentiments, c’est le caractère documentaire qui surprend : il émane de cette reconstitution des rythmes ruraux d’avant 1914 un charme véritable. On aimerait voir ce que la même Preobrajenskaïa a tiré en 1931 du Don paisible de Cholokhov.
Enfin Aelita survient, dans une copie impeccable (plus longue de 30 minutes que celle, charbonneuse, éditée par Bach Films en 2005). Le film est célèbre, en tant que première apparition de la science-fiction dans le cinéma russe – une des seules muettes, avec Le Rayon de la mort de Koulechov, l’adaptation par Eisenstein de Nous autres de Zamiatine n’étant restée qu’un projet. Science-fiction fantaisiste : la planète Mars en révolution n’est qu’une rêverie du héros et son amour pour l’impératrice Aelita une manière d’exorciser l’épouse infidèle. Mais les deux plans de réalité sont explorés avec bonheur, tant les détails de la vie quotidienne du Moscou de 1924, montrés sans trompe-l’œil – trains surchargés, centres d’accueil encombrés, rationnement (1) – que ceux de Mars. Les décors expressionisto-cubisto-constructivistes de la planète rouge sont à juste raison légendaires, les costumes et les coiffes ébouriffants, la congélation et la dépose dans les sous-sols des ouvriers en repos est une idée alors inédite et on retrouvera les soldats-robots, identiques, dans les films américains (les serials Flash Gordon) de la décennie suivante. Le soviet martien n’a qu’un temps, mais la morale de 1924 est clairement énoncée : « Assez rêvé ! C’est un vrai travail qui nous attend tous ! » Le film n’a rien perdu de sa fraîcheur ni de sa naïveté. Il eut, paraît-il, un tel succès que de nombreux parents baptisèrent leurs filles Aelita – ce qui est mieux qu’Avatar pour un garçon…
1. Un gag a pour cadre une vespasienne (en tôle, modèle parisien). Question aux historiens : est-ce la première apparition de l’édicule au cinéma ?
Lucien Logette
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