Ce dialogue est pourtant une invention (au sens de découverte) tardive, puisque ce n’est qu’en 1953, après l’avoir relevé dans l’hebdomadaire Le Charivari du 18 février 1928, qu’Ado Kyrou le publia dans Le Surréalisme et le cinéma. L’insulte devint un mot de passe entre amateurs – ou plutôt contempteurs –, à chaque présentation de films de Germaine Dulac à la Cinémathèque. Présentations d’aillleurs peu fréquentes, car durant les décennies 60 à 90, le monument Dulac n’était visité qu’avec parcimonie ; il convenait d’aller voir parfois quel était l’état du patrimoine, si La Belle Dame sans merci (1920) émettait toujours un ennui aussi distingué ou si Gossette (1923) gardait son charme fragile, mais rien de plus – et surtout pas ses redoutables essais « artistiques » de la fin du muet, Invitation au voyage ou Thèmes et variations. Pas question de revenir sur cette « deuxième avantgarde » des années 20, qu’avait stigmatisée Jacques-B. Brunius, dans En marge du cinéma français : Marcel L’Herbier, Germaine Dulac, Jean Epstein, tous rangés sur la même étagère rarement dépoussiérée. Il faudra attendre le tournant du siècle pour que des âmes bien trempées mettent le nez dans ces filmographies lointaines, rassemblent et publient les écrits de chacun, esquissent une réhabilitation. Redécouverte qui n’a pas débordé hors des rangs universitaires – mais on peut désormais, grâce à des ouvrages singuliers ou collectifs et aux DVD, vérifier sur pièces que Cœur fidèle d’Epstein (1923) est un grand film ou que quelques titres muets de L’Herbier, Feu Mathias Pascal (1925) ou L’Argent (1928), lui font pardonner toute sa carrière parlante. Et Germaine Dulac, devenue le fer de lance des gender studies américaines, a subi un notable ravalement de façade – rétrospective complète au musée d’Orsay et à la cinémathèque de Bologne en 2006.
La Coquille et le Clergyman ne subissait pas jadis le même ostracisme que les autres productions de son auteur. D’abord parce que le film faisait partie du programme « dadaïsme et surréalisme » que la Cinémathèque offrait régulièrement et où figuraient quelques titres d’Henri Chomette, Fernand Léger et Hans Richter (Vormittagspuk, projeté en continu actuellement au Centre Pompidou dans l’exposition La Subversion des images), même si La Coquille souffrait d’être vu après la superbe variation de Man Ray autour du poème de Desnos L’Étoile de mer. Ensuite, parce que le nom d’Antonin Artaud au générique suffisait à lui accorder toute l’attention : on connaissait, grâce au tome III de ses Œuvres complètes rassemblant scénarios et textes sur le cinéma, combien ses rapports avec celui-ci avaient été problématiques, quels espoirs il avait caressés et combien de ses projets avaient avorté. Certes, on pouvait apprécier ses apparitions flamboyantes dans le Napoléon d’Abel Gance ou La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer, chronométrer ses passages dans Verdun visions d’histoire (Léon Poirier, 1928) ou Liliom (Fritz Lang, 1934), mais La Coquille demeurait sa seule trace personnelle sur un écran et toutes les faiblesses du film étaient attribuées à sa réalisatrice, coupable d’avoir récupéré et dénaturé le scénario du poète – ce qui justifiait le scandale créé le soir de la première.
À force de ne revoir le film que dans une copie où les gris se mélangeaient aux noirs, le souvenir s’en estompait, seuls demeurant les quelques plans célèbres reproduits dans les histoires du cinéma d’avant-garde – les seins de Génica Athanasiou brutalement découverts, le visage fendu du boucher, l’énorme coquille brandie par le clergyman. La reconstitution, effectuée à partir d’éléments recueillis dans cinq lieux d’archives, permet désormais de profiter d’une copie sinon parfaite (on perçoit parfois la disparité des sources), du moins sans commune mesure avec celle que nous connaissions. Le dallage en damier sur lequel le clergyman traîne les basques démesurées de son habit (Artaud avait écrit qu’elles « forment un immense chemin de nuit », vision bien rendue par Dulac), le prêtre jeté du haut de la falaise, le petit ballet final des femmes de chambre qui découvrent la sphère emprisonnant la tête du héros, toutes ces images (« entraînant l’esprit où il n’aurait jamais consenti à aller », annonce Artaud dans un texte liminaire) retrouvent un relief oublié. Il y a encore quelques tics avant-gardistes, anamorphoses ou ralentis, procédés que Buñuel balaiera dans Un chien andalou l’année suivante, le clergyman souffre d’être incarné par un acteur (Alex Allin) aussi transparent (on imagine comment Artaud, empêché par le tournage du film de Dreyer, aurait explosé dans le rôle), mais La Coquille tient honorablement sa place dans la courte liste des films qui peuvent être revendiqués par le surréalisme.
Il y a dix ans, après avoir longtemps exploré le continent Artaud, Alain et Odette Virmaux avaient publié un Artaud/Dulac qui faisait le point sur le sujet. Un point qu’on pouvait considérer comme définitif, puisque tout ce que l’on pouvait alors recueillir sur le projet y était présenté : l’initiative d’Yvonne Allendy, amie de l’une et de l’autre, de les réunir, le financement trouvé auprès d’un mécène, les deux scénarios successifs, les relations d’abord idylliques entre Artaud et la réalisatrice, et la façon dont celleci, tout en respectant les idées de son partenaire, l’avait pratiquement évacué du projet – jusqu’à l’écarter des projections privées. On comprend la colère du poète ainsi dépossédé, et l’intervention sonore et parlante des surréalistes, auprès desquels Artaud n’était pourtant pas bien en cour – son exclusion du groupe était encore récente. On peut s’étonner que le scénariste, au lieu de renier un film dont il avait été exclu, l’ait ensuite revendiqué, le reconnaissant comme sien, dans l’esprit et dans la forme (« c’est le premier film d’images subjectives qui ait été écrit et réalisé », écrira-t-il en 1930). Mais il savait alors qu’il ne tournerait jamais d’autres films selon son cœur – au moins celui-là existait-il.
Mais le définitif n’est jamais sûr, et quatre-vingts ans après le scandale des Ursulines, des documents émergent encore, qui justifient cette nouvelle édition d’Artaud/Dulac. Des témoignages tardifs redécouverts, des lettres inédites d’Artaud permettent de préciser l’éclairage ; si la perspective ne change pas, les éléments rapportés viennent compléter le tableau, surtout quant à la position du poète ce soir-là, jamais vraiment éclaircie – était-il instigateur ou victime ? En tout cas, témoin ravi : « si j’avais su que ce serait si magnifique, écrit-il àThéodore Fraenkel, j’aurais fait l’impossible pour vous inviter »… À travers ces documents neufs, Alain Virmaux évoque les figures mal connues d’Irène Hillel-Erlanger et surtout de la trop oubliée Georgette Camille, qui occupa une place rare dans les milieux littéraires d’avant-guerre et dont il faudra bien ranimer un jour le souvenir. Sans attendre d’autres découvertes, on peut savourer pleinement ce retour aux origines.
Lucien Logette
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