Gleb Panfilov, donc. Associé à Inna Tchourikova, ce qui n’est que justice, puisqu’elle fut l’interprète principale des dix films qu’il a tournés et, accessoirement, son épouse et parfois sa scénariste. Les quatre films qui figurent dans ce coffret n’avaient connu ici qu’une exploitation confidentielle entre 1969 et 1987 et n’avaient, sauf erreur, jamais été repris. Merci aux éditions Potemkine (quelle appellation emballante !) (2) et à agnès b. pour ce dévoilement, tardif mais justifié.
Ce n’étaient pas des films clandestins, parvenus en Occident sous le manteau. Le premier, Pas de gué dans le feu, avait obtenu le Léopard d’or à Locarno 1969, le suivant, Le Début, le Lion d’argent à Venise 1970, le troisième, Je demande la parole, un prix spécial à Karlovy-Vary 1976 et le dernier, Le Thème, tourné en 1979 mais interdit durant huit ans, l’Ours d’or à Berlin 1987. Et La Mère, d’après Gorki, resté inédit, a décroché à Cannes 1990 le prix de la meilleure contribution artistique (une prime à qui saura expliquer en quoi consiste la chose). Rien donc d’un cinéaste maudit, même si une filmographie qui contient dix titres en quarante années sous-entend une activité problématique.
Panfilov n’était pas un trublion, un de ces jeunes prêts à échapper aux ornières ou un résistant de l’intérieur. Il n’a jamais été convoqué au Kremlin, comme Khoutsiev après son magnifique La Porte d’Ilitch (1965), ni interdit de tournage, comme Alexandre Askoldov, après La Commissaire (1967, QL n° 1 079), ni contraint à l’exil, comme Tarkovski. Il s’est lancé dans le cinéma à un âge tout à fait raisonnable (quarante-trois ans), dans un genre éprouvé, le film de guerre, sans proposer une vision défrisante de la lutte entre Blancs et Rouges. Le Début a vu défiler vingt et un millions de spectateurs russes, preuve qu’il n’inquiétait pas le pouvoir. Et il faut gratter loin sous la surface du Thème pour y trouver matière à placardisation. Mais les voies de la censure sont impénétrables.
Dès son premier film, Panfilov met en place une idée force, qu’il reprendra constamment, le malaise créé par le décalage entre l’artiste et le monde. Une infirmière un peu bêtasse, Bécassine aux armées, soignant les soldats de l’an II de la Révolution, découvre brutalement la joie du dessin – transportée, elle sème un peu partout ses œuvres inspirées, entre Bombois et Chaissac, bien à elles, malgré les conseils de son entourage (« Dessine tel que c’est. Faut que ça soit fort, avec l’esprit bolchevik »). La reconstitution de l’époque est remarquable – le front est loin, on voit passer les troupes fraîches qui s’y rendent –, avec ses trains sanitaires qui stationnent, le petit monde des infirmiers épuisés, les blessés en transit. Avec un désespoir qui perce, à travers des dialogues qui, curieusement, n’ont pas réveillé les censeurs, trop occupés par La Commissaire (« On n’a fait que changer d’oppresseur » ; « Bolcheviks, socialistes-révolutionnaires, ils aiment tous le pouvoir » ; « Pourquoi faire la révolution ? Tu te l’es demandé ? »).
L’héroïne du Début n’est qu’une provinciale, ouvrière d’une usine de Retchinsk, amoureuse d’un homme marié (3), qui mène sa vie n’importe comment, mais que le démon des planches tenaille. Déguisée en Baba Yaga la sorcière, elle est remarquée par un réalisateur qui en fait la Jeanne d’Arc du film qu’il va tourner. Elle change de statut, sans bien comprendre ce qui lui arrive, révèle une nature de tragédienne pudique, devient une étoile acclamée – tout en continuant à réagir comme « la fille du peuple » qu’elle n’a jamais cessé d’être, sans réduire le fossé entre ses deux vies. Inna Tchourikova passe d’un film à l’autre en affichant le même masque étonné, à part, visage pyriforme, nez trop long, bouche trop large, yeux trop écartés, le charme fou du naturel à peine travaillé. Et changeant brusquement de registre lorsqu’elle est habitée : voir son jeu de regards lorsqu’elle examine ses dessins dans Pas de gué, l’illumination qui la saisit lorsque Jeanne est soumise à la question. Panfilov joue du travelling latéral comme ses collègues hongrois d’alors, Jancsó ou Kósa, accompagnant avec légèreté ses personnages dans leurs promenades amoureuses, l’infirmière et son soldat, l’ouvrière et son amant.
Une légèreté qu’il abandonne dans Je demande la parole, dans lequel règnent les plans fixes. Car il ne s’agit plus d’héroïnes virevoltantes, mais d’une femme de poids, ancienne ouvrière méritante, qui a su grimper dans la hiérarchie et devenir maire de sa ville et députée. Elle sait, elle, quoi faire de sa vie, succession de réunions, de discussions administratives, dans laquelle sa famille n’est plus qu’un décor – la mort de son fils ne la fera pas pleurer, alors qu’elle s’effondre à l’annonce de celle d’Allende. Le rapport à l’art n’existe que réduit à une obsession, son grand œuvre : construire une cité neuve de l’autre côté du fleuve, loin du bruit et de la pollution.
Mais les seuls tableaux de sa mairie sont des portraits de Lénine et, lorsqu’elle donne son avis sur une pièce, elle propose des coupes pour rester dans la ligne alors qu’un théâtre l’a déjà montée sans ennui à Moscou. Joli portrait d’apparatchik fermée, avec une haute idée de sa fonction - rien à voir avec son équivalent moderne, l’effarante crapule de Léviathan. Brusquement, le moule se fend, elle perd ses illusions – le pont sur le fleuve est enterré par la bureaucratie -, et, au Parlement, elle demande la parole ; pour dire quoi, Panfilov nous laisse l’imaginer, puisque le film s’achève avant qu’elle n’aille à la tribune. Le tableau d’une ville de province de la fin des années 1970, entre dégel et perestroïka, est troublant – si troublant que le film dut attendre un an et demi avant d’être présenté.
Le Thème fut un échec public – à la russe : quatre millions de spectateurs. Il est vrai qu’entre 1979 et 1987 la situation politique avait changé et que les interrogations d’un écrivain sur son rôle réel dans la société étaient moins de saison (« Nous avons besoin de bonnes pièces sur notre merveilleuse réalité soviétique » n’avait plus la même portée critique). Le film pose pourtant des questions personnelles qui demeurent essentielles : l’inspiration qui s’épuise, l’accomplissement dans l’écriture, le ratage sous la renommée. C’est une femme, villageoise demeurée au pays, qui fournit au héros son prochain thème : un poète local, « pauvre génie » naïf qu’elle voudrait sortir de l’oubli. Formellement, Le Thème est le plus abouti du coffret : la neige qui recouvre tout, des rapports étrangement suspendus, une Tchourikova neuve, éblouissante dans les scènes d’amour (ce long plan qui ne cadre que son visage et la nuque de l’homme qu’elle tente de garder). L’écrivain fuit ce pays « où tout n’est que mensonge », se plante en voiture, meurt peut-être – le finale reste ambigu.
Ambigu comme les autres titres de Panfilov, comme tous ces films de l’époque, où les certitudes s’effritaient, où l’on quittait Le Don paisible pour le pays dévasté de Stalker. Il y a encore bien des cinéastes de cette période charnière à redécouvrir, Larissa Chepitko ou Vassili Choukchine. En attendant, bienvenue à Panfilov.
- Qui recense, répertorie et indexe la presque totalité des revues françaises de cinéma depuis 1929.
- Félicitons-les de rééditer Soy Cuba de Mikhaïl Kalatozov, l’un des films les plus époustouflants depuis La Sortie des usines Lumière.
- Lorsqu’il s’installe chez elle, il se réjouit : « On va pouvoir acheter Dickens ! » Dans le film suivant, une gamine affirme : « La musique, je m’en fiche. Maupassant, c’est plus intéressant ». La belle époque…
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)