Les « autorités » universitaires ou religieuses s’étaient littéralement précipitées dans l’ivresse nazie avec un enthousiasme d’autant plus entier qu’on avait davantage peur de perdre sa place ou même de se retrouver en camp de concentration. Un acte de résistance était d’autant plus héroïque qu’il était plus dangereux et, au premier rang de cette résistance, se trouvent des adolescents, presque encore des enfants, ceux qui firent que l’Allemagne ne disparut pas de la mémoire des hommes, les jeunes étudiants qui constituèrent le groupe de la « Rose blanche » autour de Sophie Scholl et de son frère Hans. Leurs six tracts sont peut-être ce qu’on a écrit de plus important en langue allemande. Ces jeunes héros furent exécutés le 22 février 1943 à Munich. Il n’y eut guère d’autres groupes organisés ou collectifs de résistance, sinon l’Orchestre rouge et quelques groupes de jeunes gens comme les Pirates Edelweiss. Les socialistes et les communistes avaient été éliminés dès 1933.
Les quelques tentatives de résistance furent le fait d’individus isolés, souvent issus de milieux conservateurs, comme Friedrich Reck-Malleczewen, ou militaires (tardivement), comme Claus von Stauffenberg (attentat du 20 juillet 1944), ou surtout de protestataires marginaux, venant des milieux religieux, comme précisément Dietrich Bonhoeffer, ou juridiques, comme ses amis Hans von Dohnanyi, Carl Friedrich Goerdeler, Wilhelm Martens et d’autres, ces « hommes peu ordinaires » .
Cette opposition est, on le voit, essentiellement aristocratique et bourgeoise : il fallait en effet occuper des zones d’influence assez importantes (Goerdeler fut maire de Leipzig) pour entreprendre une quelconque forme d’action politique. Comme il ne restait rien d’autre en dehors du parti nazi que des Églises chrétiennes plus ou moins ralliées, les quelques tentatives, aussi nobles que téméraires, ne pouvaient venir que de ces milieux.
Pourtant, les Églises chrétiennes ont failli à tous égards. L’attitude de l’Église catholique était pour le moins ambiguë, et parfois même timidement réservée ; mais l’Église luthérienne, elle, se dévoua tout entière à l’État nazi, fit de Hitler un objet de culte religieux et soutint avec détermination les entreprises eugénistes et surtout racistes (Deutsche Christen). Cette Église luthérienne joua un rôle fondamental dans l’extension et la consolidation du nazisme en Allemagne. Il y eut cependant quelques exceptions, dont Dietrich Bonhoeffer (1906-1945) – théologien protestant et professeur de christologie à l’université de Berlin – et le juriste protestant Hans von Dohnanyi.
Entre 1933 à 1935, Bonhoeffer séjourna à Londres, d’où il revint malgré les dangers auxquels l’exposait sa qualité de fondateur de l’Église confessante (Bekennende Kirche), cette petite fraction rebelle du protestantisme allemand (qui manifestait une opposition résolue aux initiatives nazies, résolue mais discrète parce que bien trop dangereuse). De rares pasteurs – ils ne furent que quelques centaines – osèrent exprimer ouvertement leur réprobation au sujet des persécutions antijuives. Bonhoeffer, surveillé par la Gestapo dès 1940, participa à la Résistance dans le cercle de l’amiral Canaris, qui avait d’ailleurs envoyé Bonhoeffer à Munich pour qu’il fût moins exposé. Bonhoeffer fut déporté à Buchenwald. Ce livre d’Elisabeth Sifton et Fritz Stern restitue avec précision et empathie son extraordinaire itinéraire. Un des membres de cette Église, Paul Schneider, avait été mis à mort à Buchenwald en 1939.
Hans von Dohnanyi, quant à lui, était le fils du compositeur du même nom. Il travailla d’abord comme conseiller juridique au Sénat (mairie) de Hambourg, puis à Berlin, où il épousa la sœur de Dietrich Bonhoeffer. Dohnanyi accumula entre 1936 et 1938 tous les documents auxquels il put accéder pour prouver, en cas de chute du régime et lors d’un éventuel procès, l’étendue des crimes nazis. Sa critique de la politique antisémite et eugéniste devint de plus en plus active, il aida nombre de confrères juifs à se réfugier en Suisse.
La pensée de Dohnanyi et de ses compagnons « se focalisait sur la mise en œuvre d’un coup d’État auquel ils travaillaient depuis si longtemps ». Après Stalingrad en 1943, ils crurent, comme bien d’autres, que le moment était enfin venu d’éliminer Hitler. En mars 1943, peu avant son arrestation et sa déportation au camp de concentration de Sachsenhausen, Dohnanyi participa à la tentative de putsch de Henning von Tresckow. Il fut pendu le 9 avril 1945, à trente-trois ans, le jour même de l'exécution de son ami Bonhoeffer à Buchenwald. Ces courageux résistants, plus nombreux qu’il n’y paraît de prime abord, représentent une conscience allemande que les nazis voulaient radicalement éliminer et qui, dans une certaine mesure, en fut atteinte à jamais. Dietrich Bonhoeffer, son ami Hans von Dohnanyi et quelques autres ont sauvé, aux côtés des jeunes héros de la Rose blanche, ce qui restait d’âme ; et la démocratie allemande d’aujourd’hui est, dans son essence même, profondément tributaire de ce grand esprit d’humanité. Comme l’a dit le président Joachim Gauck le 27 janvier dernier : « Il n y a pas d’identité allemande sans Auschwitz ».
Georges-Arthur Goldschmidt
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