Le désir, flamme souterraine éruptive, est son objet et son moyen. Le corps est la pièce maîtresse où s’exerce une représentation à l’écart de la norme. L’Origine du monde de Courbet se confond avec une origine de la peinture. Celle qui gravite autour de l’indicible et de l’irreprésentable.
Le catalogue des œuvres présentées réunit Cézanne (pas l’épuré, mais celui des corps embrassés d’Enlèvement) et Picasso, Delacroix et Gustave Moreau, Ingres, Degas, Redon, Man Ray, Duchamp, des photos frivoles. Plusieurs centaines d’œuvres. De grands chapitres opèrent un classement. Des points de vue, dans tous les sens, sur ces images à regarder, à lire. Elles répondent à deux idées-forces de Sade, l’écart et l’excès. Écartée l’histoire de l’art, aussi celle des formes, écarté le cartésianisme : « Je sens donc je suis ». Le corps et la violence des sens. Sade se représente par une image, celle du volcan : « Un jour, examinant l’Etna, dont le sein vomissait des flammes, je désirais être le célèbre volcan. » L’éruption du Vésuve est, en couleurs agressives, la première image de l’ouvrage d’Annie Le Brun. Des flammes qui embrasent l’esprit parce qu’elles brûlent les corps.
Dans ces récits (romans, poèmes, traités, lettres), l’imaginaire et le désir se superposent. La violence la plus forte est la forme constante de l’excès, qui conquiert, attache, retient le lecteur. L’écart soutient l’attention : « Livre-toi, Juliette, sans crainte, à l’impétuosité de tes goûts, à la savante irrégularité de tes caprices, à la fougue ardente de tes désirs, et chauffe-moi de tes écarts. »
Son imagination, dit Sade, a toujours été au-delà de ses moyens. Sauf à préciser : « Il me semble que je ferais avec le cul, ouvrage de mon imagination, ce que les Dieux mêmes n’inventeraient pas. » Le fessier, œuvre fameuse de Man Ray, intitulé Prière, relève-t-il de l’imagination quand le réalisme s’impose au regard ? (Le petit panneau peint par André Masson pour masquer L’Origine du monde a rejoint à Orsay le tableau longtemps soustrait au regard.) Mais notre regard n’ira-t-il pas chercher la présence de la profondeur du sexe féminin dans les sources de la Loue, rivière familière au peintre d’Ornans ? Et n’allons-nous pas toujours voir un sexe féminin dans l’écart des rideaux de Fragonard, peintre des Curieuses ?
Annie Le Brun fait une grande place à Jean-Jacques Lequeu. On s’en réjouit. Elle a retenu et reproduit plusieurs images dues au dessinateur, à l’architecte, au penseur imaginatif des bâtiments. Lequeu (1757-1826) fut le contemporain de Sade (1740-1814). Du peintre, une religieuse qui donne à voir ses seins. De Sade, dans l’Histoire de Juliette : « Les religieuses bolonaises possèdent, plus qu’aucune autre femme de l’Europe, l’art de gamahucher des cons. Elles font passer leurs langues, avec une telle rapidité du clitoris au con, et du con au cul, que quoiqu’elles quittent à un moment l’un pour aller à l’autre, il ne semble pas qu’elles varient. »
Chez Lequeu, des représentations de sexes au naturel. Ce qu’il appelle des « figures lascives ». Celle-ci, frontale, mobilise l’attention, elle est ainsi décrite par Lequeu : « Un autre cratère d’une fille adolescente dont on voit la pureté virginale ». Une illustration médicale ou, suivant l’écrit, la résurgence du volcan ? Dans le livre d’Annie Le Brun, la reproduction de Lequeu est placée sous ces lignes de La Nouvelle Justine : « Osons le dire, dans aucun cas la femme n’est faite pour le bonheur exclusif de l’homme. »
Ces images, dressées à l’écart de tout souci esthétique, on les trouve, parmi d’autres, en plus grand nombre dans la monographie de Philippe Duboy : Jean-Jacques Lequeu : une énigme (Hazan, 1987). Ce gros ouvrage aux sentiers qui bifurquent tient de la même main Lequeu et Duchamp. Le Duchamp des Notes sur les conditions d’un langage, et, prévisible, celui d’Étant donnés : 1 la chute d’eau 2 le gaz d’éclairage. Dans l’ultime œuvre de Marcel Duchamp, au centre, étendu, un corps de femme au sexe glabre dont le modèle a été une amie de Duchamp, Maria Martins, sculpteur, dont on voit une pièce agressive à l’exposition.
Si Lequeu est ici présent à propos de Sade, Sade est ignoré de la monographie sur Lequeu. Son ombre pourtant apparaît dans une des œuvres de Lequeu : Le Boudoir du rez-de-chaussée, appelé Temple de Vénus terrestre, côté du sopha. De Sade à Lequeu, des châteaux, des forteresses, des boudoirs où les corps mènent à la philosophie, et vice versa. En figures dites, en représentations narrées auxquelles peuvent être dévolues explicitement des narratrices.
En 1948 retient mon attention un petit livre de Gilbert Lély, à qui la connaissance que nous avons de l’homme Sade doit tout. Sur la couverture, l’inquiétante tour du château de Lacoste. Breton s’était fait photographier sur le plateau dominant les ruines. Les surréalistes entrèrent dans la voie ouverte. Jacques Hérold s’installe à Lacoste. Chez le peintre séjourne son compatriote le poète Ghérasim Luca. Images balayées, le château a été restauré, s’y donnent des soirées sélectes.
En 1948, Sade subissait encore la loi des « mœurs » d’alors. Gilbert Lély aurait publié dans cette petite anthologie plus de textes s’il n’avait été soumis à caviardage – des points de suspension à la place des organes, des rencontres des corps. Ainsi, je puis lire alors, si l’on peut dire, des extraits des Cent Vingt Journées de Sodome : « Pour la femme, il fallait des hommes qui lui [j’abrège la ligne des points de suspension] et, pour sa fille, il en fallait qui en la troussant… [idem] afin qu’il pût le contempler à son aise et qui, ensuite, lui… [idem] ».
Sade est-il saisi par tous ces regards et ces mains d’artistes ? Ce n’est pas le but de cette exposition, qui n’a en vue que la naissance avec Sade d’une représentation fondée sur le corps. Sans doute. Mais pour moi, le texte de Sade est fait de la répétition du même, de son insistance. Ce qu’écrira Jarry de l’amour dans Le Surmâle : roman moderne vaut pour Sade. Comme Jarry encore, Sade fonde son récit sur les nombres qui, trop précis, ne disent rien. D’un vit à l’autre, des chiffres, des dimensions sont alignés, de chacun des outils. L’écriture ne dit pas rien : lui reviennent tous les excès. Ainsi, dans Les Cent Vingt Journées de Sodome, fondement de l’œuvre : « Il aimait à foutre des bouches et des culs fort jeunes, Il perfectionne en arrachant le cœur d’une fille toujours vivante, il y fait un trou, fout ce trou tout chaud, remet le cœur à sa place avec le foutre dedans, on recoud la plaie et on la laisse finir son sort sans secours. Ce qui n’est pas long dans ces cas-là. »
L’excès rencontre toujours l’excès. Sade nous a révélé qu’il est représentable.
Dans les figures de Sade, l’excès et l’écart échappent au regard.
Georges Raillard
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