On compare Vilhelm Hammershøi à Vermeer pour sa magie de la lumière, ou à Rembrandt, et puis plus généralement aux peintres hollandais du xviie siècle pour l’architecture si dessinée et sobre des intérieurs : influences, inspirations qui auraient pourtant été comme épurées. Et surtout hissées jusqu’à une singularité nue, jusqu’à une étrangeté au monde qui transporte ailleurs, très loin… Rainer Maria Rilke aimait Hammershøi, son contemporain, son frère par leur monde intérieur ; c’est à certains passages des Cahiers de Malte Laurids Brigge que j’ai eu envie de tresser l’émotion ressentie devant l’œuvre de ce peintre.
« Mais tout à coup le silence se fit. Un silence que personne n’eût pu croire possible ; il dura, se tendit et c’est au milieu de ce silence que soudain la voix s’éleva à nouveau. Elle était cette fois pleine de force et de plénitude, sans cependant la moindre lourdeur ; elle chanta d’un trait, sans rupture ni transitions. […] Elle chanta avec une simplicité singulière, comme une chose nécessaire. […] Personne n’attendait cela. Ils restaient tous là, comme ployés sous cette voix. […] Et à nouveau le silence. Dieu sait d’où il provenait. » La voix d’Abalone, l’aimée du jeune Malte Laurids Brigge, porte en elle et laisse surgir le silence inouï, le silence qui contient toute la beauté et la plénitude du monde : ce même silence que Hammershøi capte dans son travail subtil de la lumière, dans l’extrême sobriété des sujets traités, dans leur extrême nudité. Oui, nous restons là, « comme ployés sous cette voix » singulière du peintre, sous l’accord de ces couleurs, sous ce silence, sous cette intériorité douce, sous l’harmonie, sous l’étonnement, sous la finesse des gris et des blancs, des noirs aussi, de leur heurt assourdi, sous la lumière aux vibrations ténues. Dans une pièce dépouillée et presque nue, derrière la porte entrouverte d’une blancheur retenant délicatement la lumière pâle, se devine une présence immobile et recueillie. Parfois, une femme est peinte dans ce décor ascétique : elle est le plus souvent de dos, assise la nuque sous un rayon de soleil, offerte au regard sans conscience de l’être, penchée dans un livre, ou bien debout, sans mouvement, tournée tout entière vers cet univers silencieux et retiré du monde : « Si on regarde à l’intérieur, on les trouve assis, en train de lire, à l’abri du souci ; ils ne s’inquiètent pas du lendemain, ils ne s’inquiètent pas de la réussite. Ils ont un chien, assis devant eux, ou un chat qui accroît le silence en effleurant les rangées de livres, comme pour effacer les noms au dos des reliures. »
Devant un paysage limité à deux bandes de couleur, ciel immense, terre comme lissée dans une même teinte irréelle, si claire, avec de très doux vallonnements à peine perceptibles et sans trace d’aucune vie, nous nous prenons à rêver un monde où tout tumulte aurait été absorbé ou étouffé : seule l’union du regard, du silence, d’une lenteur et de la poésie habiterait ce monde. Se déploie devant nous et s’intensifie le paysage comme intériorisé où une solitude a cessé d’être la souffrance qu’elle fut, où elle s’est muée en une solitude consentie – choisie –, emplie de la beauté et de sa simplicité possible, de l’amour paisible. Mais toujours et encore revient le silence dans la vibration des touches subtiles de la lumière, méditativement posées sur la toile : « Et soudain (comment dire cela ?), soudain tout fut silencieux. Silencieux, comme au moment où cesse une souffrance. C’était un curieux silence, dont on éprouvait la présence, un silence piquant comme quand une blessure se cicatrise. »
Un univers se révèle, étrange, comme venu d’ailleurs : « J’apprends à voir. Je ne sais pas à quoi cela tient, mais tout pénètre en moi désormais, sans s’arrêter à l’endroit où tout s’achevait. J’ai un intérieur, que j’ignorais. Tout y entre désormais. » Hammershøi « apprend à voir » au-delà de ce que nous pensions connaître, plus loin en nous, vers un intérieur que nous ignorions. Il creuse une intime énigme dans une plénitude inconnue jusque-là. Il contemple la lumière sur les choses simples, qui dans cette simplicité sont portées à une dimension spirituelle, dans une pure lenteur, comme le fait vivre parfois un film de Carl Dreyer où des miracles ont lieu « naturellement », où un mort peut revenir à la vie, où l’entente entre les êtres va au-delà des mots, presque surnaturelle, dans un accord qui vient du très lointain : « Elles ont toujours senti que cela a dû exister, cette vie menée à voix basse, avec des gestes lents, jamais clairement expliqués. »
Annie Franck
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