Un désastre s’est produit. Peut-être bien avant lui. Nul ne pourrait nommer ce cataclysme ni même en préciser l’époque.
Lui, Xavier, en pressent néanmoins l’empreinte sur lui ; en lui-même, il porte la charge douloureuse de cette histoire. Il lui est énigmatiquement relié ; il peint l’arrachement à ce poids : « La peinture : un irréel hypnotique, dit-il ; une mise à jour de choses qui sommeillent en soi, pour y voir au-delà de ce pire que l’on sait. Avec la peinture, on peut aller et venir. Enjamber. »
Ce furent d’abord des paysages, désertés de présences humaines. « Être peintre : une manière de vie. Solaire et obscure. Afin de contempler par étapes l’existence, l’architecture de l’existence ». Car peindre, c’est découvrir, s’offrir à l’inconnu, aller au devant : « plaisir de me livrer à ce paradoxe d’un ensemble structuré et aléatoire tout à la fois. J’aime cette rivalité du figuré, du lisible – la géologie, les arbres, la glace … – et du trouble, selon les aléas du geste, ses dérapages, ses vifs débordements, propices à rendre les flux : l’air, les nuées, l’eau, ses mouvements, les cascades … l’éclairage, les moments sombres… »
Puis des personnages apparurent d’un univers monochrome, ocre, sépia comme les photos d’un passé oublié ou d’une origine indéchiffrable, mais surtout, selon Xavier Fatou1, « sombre ou cuivré, solaire, enveloppant, chaleureux, trouble, inquiétant peut-être ». De cet univers incertain, ils naquirent – corps à nu travaillés et tourmentés par un rythme intérieur puissant – d’ombres épaisses et de lueurs vives, dans les replis des temps. Percutants. Une danse sauvage des pinceaux, de grattages, de raclages, d’effacements, puis de lignes dessinées comme coups de scalpels qui tracent des instants fulgurants de mémoire. Formes saisies dans la seconde de leur arrachement aux ténèbres, dans la seconde de la naissance d’un corps, de ses sensations
naissantes et de ses délimitations, de sa surface encore indécise ; formes torturées, en contraste avec de délicates pauses tout en nuances – respiration apaisée – dans de subtils lointains parfois, évoquant les arrière-plans de la Renaissance italienne. Puis soudain, à nouveau, une jambe, un torse, ou un bras surgi de l’ombre, s’éclaire violemment sous un projecteur brutal : souvenir acéré ? Faudrait-il tordre la nuit pour en faire émerger une vie ?
« Des nudités vives ou figées, en suspens, flottement, apesanteur, comme des consciences qui vont et viennent… Leur contexte est un hors temps, des non lieux, on ne sait pas où l’on se trouve, des espaces qui ne renseignent pas » : une transmission s’est détruite. « Le pire » est sans doute là : cette rupture radicale dans ce qui relie chacun aux autres, d’une génération à l’autre et par-delà les générations.
« Toute image est une forme errante », aime rappeler Xavier Fatou en citant Léonard de Vinci. Lui, par sa peinture, saisit cette errance, saisit le mouvement même d’une naissance qui en émerge. Il capture sur la toile l’instant exact où la lumière prend forme humaine. Comme Rilke, il « recompose peu à peu son lieu d’origine pour y naître après coup, et chaque jour plus définitivement ».
L’abîme est là, silencieux après l'effroyable instant. Mis à nu, les humains s’en extraient : ils « enjambent le pire ». La minceur – la maigreur – de ces corps se fait grâce, comme si la fragilité de l’humanité y était contenue. Il n’y a pas de visage car cette peinture tend vers un au-delà du particulier. Là où pourrait se reconnaître telle identité, telle personne, le visage s’efface, toute singularité mise en attente. L’essentiel demeure : le mouvement tendu vers l’humanité, vers une appartenance à cette humanité. Souvent d’ailleurs, les corps apparaissent en groupe, reliés dans un même mouvement qui s’enchaîne de l’un à l’autre : effort pour se lever, se tenir, puis effondrement, mais un autre corps se relève, aidé par les autres présences.
Se réinvente une transmission. Car le plus fondamental peut-être pour Xavier Fatou, et qu’il recrée par chacune de ses toiles, a trait au tissage d’un lien aux autres, dans une histoire commune.
« Enfant puis adolescent, au Louvre – Xavier fréquentait assidûment ce musée – la peinture me racontait ce que l’on ne me disait pas, tout ce qui bruissait avec étrangeté, tout autour ». Mille histoires obscures et cent mythes se pressentaient : ils tressaient – silencieusement, énigmatiquement mais avec constance – les liens entre les hommes d’une époque à une autre. Car une œuvre, selon Xavier Fatou, est certes expression de son univers singulier mais aussi – surtout ? – main tendue vers autrui.
« Le plaisir de peindre est cette existence qu’on délivre, qu’on donne. Plaisir de montrer et d’offrir aux autres le rapport qu’on a au monde et les formes qui errent en nous et nous traversent. » La générosité de cette œuvre se tient au bord de l’abîme, dans cette conscience aiguë de n’exister, de ne se constituer – traces et effacements, lignes abruptes ou douceurs des couleurs, ombres épaisses et lumières diffuses, crues ou voilées – que pour être adressée. Une toile parmi d’autres : sur un large tissu, deux tableaux côte à côte, jumeaux par leur format et leur thématique : des personnages y adviennent, dénués de toute particularité, toujours sans visage, encore peu identifiables ; ils ne font qu’apparaître au monde. Et soudain nous le remarquons : leur seul mouvement, leur mouvement originel, est de se porter au devant de nous, spectateurs, autres humains : le pied de l’un se glisse hors du cadre peint et vient poser un premier pas sur le tissu écru, le pied de l’autre l’enjambe, tous deux dans notre direction ; à peine émergés d’un univers de noirceur, ils viennent à notre rencontre… S’arracher à l’horreur et aller vers l’autre ne feraient-ils qu’un ?
Dans leur élan premier, sur la base de ce mouvement déterminé pour rejoindre le reste des hommes, ils sortent du néant, prennent vie. Leur singularité se dessine : leur portrait, sur d’autres toiles, peut être peint.
1. Les phrases ou expressions entre guillemets sont de Xavier Fatou.
Annie Franck
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