Oui, il y a urgence à penser. Urgence pour nous opposer à cette abolition de la pensée qui caractérise la terreur dans son principe et ses effets, et pour nous opposer à toute forme de réduction, de simplification, y compris celle qui, en dépit d’un langage « savant », sévit parfois chez les psychanalystes.
C’est ce que promet ce livre dans l’avant-propos écrit par Fethi Benslama, peut-être juste après (c’est du moins mon hypothèse) la seconde déflagration en France (celle du 13 novembre) : « Nous sommes nombreux, écrit-il, à avoir vécu comme une obligation à penser ce qui a eu lieu ». Les défis à la pensée sont cruciaux, indique-t-il de façon incisive : « Quels sont les ressorts subjectifs du processus de radicalisation et du passage à l’action violente ? Comment penser ce problème au carrefour de la psychologie individuelle et collective, de la clinique et du politique ? » Les articles qui composent ce livre se situent, me semble-t-il, globalement un peu en retrait, ou en marge, de ces deux questions, réellement aiguës pour des psychanalystes ; ils sont issus d’un colloque qui eut le grand mérite de se tenir dès mai 2015, au plus vite après les crimes de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher (en janvier précédent). Cette tuerie, d’un nouveau genre en France, a en effet porté au plus haut les enjeux de notre obligation à penser, et à penser différemment, d’une façon enfin inventive, la complexe articulation entre l’individuel et le collectif : le sous-titre de cet ouvrage nous indique qu’il traitera plus particulièrement de « subjectivité et politique de la radicalisation ».
La question recèle une grande complexité, avec des paradoxes souvent difficiles à saisir ; c’est ce que soulignent à maintes reprises les chercheurs de compétences différentes appelés à participer au colloque pour apporter leurs éclairages complémentaires : un sociologue, un anthropologue et psychiatre, tous deux enseignants et responsables de recherches à l’EHESS, huit psychanalystes ou psychologues-cliniciens, deux psychiatres, et puis deux enseignants des « banlieues ».
Le choix de la pluridisciplinarité, heureusement de plus en plus observé, est d’autant mieux venu ici que la période est grave : encore une fois, il est crucial de penser avec le plus de pertinence possible notre brûlante actualité. Et si les psychanalystes ont beaucoup à dire dans ce domaine, ce ne peut être qu’en ne négligeant aucune ouverture. L’ouvrage va intelligemment dans ce sens. Tout au plus pourrait-on regretter que les psychanalystes et psychologues cliniciens invités appartiennent presque exclusivement à une même orientation, celle de Fethi Benslama ; concernant ce délicat problème de l’articulation entre sujet et sociétal, peut-être aurait-il été fructueux également de se souvenir qu’après Freud lui-même – dont l’article de Paul-Laurent Assoun commente, à nouveau dans ce livre, les principaux apports sur la question – certains psychanalystes et anthropologues travaillent depuis plusieurs décennies sur le lien social (parallèlement à la plupart des psychanalystes qui ont longtemps écarté cette thématique de recherche pour se consacrer à la réflexion sur la psychanalyse individuelle stricto sensu) : ce sont, par exemple, nos collègues du Collège international de psychanalyse et d’anthropologie (CIPA), très ouverts sur diverses approches et sur des pistes multiples pour penser le lien individu/collectif ; ce sont aussi d’autres collègues dont les intérêts se sont tout d’abord portés sur le groupe et l’institution, principalement dans le sillage de Wilfred Bion, mais aussi en intégrant et en prolongeant, par exemple, l’apport de Piera Aulagnier : René Kaës et ses collègues du CEFFRAP (Cercle d'études françaises pour la formation et la recherche active en psychologie) fondé par Didier Anzieu. Ce sont également nos collègues Jean-Pierre Pinel, Jeanine Puget, Éric Smadja, et bien d’autres, et encore des psychanalystes qui ont travaillé dans le champ de l’enfance et de l’adolescence : René Roussillon, pour ne citer qu’un des noms célèbres.
La nature du lien social et de la construction des idéaux au centre du processus identificatoire, les « dérapages » dangereux de l’Idéalisation, qui font l’objet de nombre de leurs recherches, auraient rejoint la thématique centrale de cet ouvrage annoncée par le titre : « L’idéal et la cruauté ». Ce champ de réflexion est ainsi abordé dans le livre sous des éclairages multiples à travers une première interrogation : qui sont les candidats au djihad, et quels sont les ressorts de cet engagement extrémiste ?
L’étude que Fethi Benslama conduit depuis plusieurs années concerne ce qu’il a nommé « la guerre des subjectivités » dans l’islam : les individus qui se reconnaissent comme musulmans « sont en lutte en eux-mêmes et entre eux », affirme-t-il. Une réflexion très dense à partir de l’histoire de cette culture étroitement liée à la religion l’amène à voir dans la chute du califat (1924) et le démembrement de l’Empire ottoman « une brisure dans le socle d’une constante vieille de 1400 ans », et comme « la blessure de l’idéal islamique restée toujours ouverte ». Dès lors, et sous l’influence de « la modernisation » à l’occidentale, la définition de l’identité musulmane se trouve bouleversée, en tension « entre deux polarités antagoniques dans le monde musulman contemporain, celle qui tire vers l’organisation sociale (qui disjoint le religieux du politique) et celle qui veut rétablir la communauté confessionnelle » (régie par la charia). À l’intérieur de chacun et vis-à-vis des autres, s’affrontent des positions inconciliables entre « non-musulman » (complètement occidentalisé) et « musulman » ; ceux qui ne réussissent plus à tolérer ce déchirement intime risquent de basculer vers le combat pour la Pureté de l’Idéal et pour abolir la conflictualité en eux : ils incarneront ce que Fethi Benslama appelle le « surmusulman», vengeur de l’idéal blessé, gardien du vrai islam, fondé à opérer des massacres en vue de rétablir un monde sans contradictions, « pur », sans non-musulmans ni faux musulmans, sans altérité.
La question de l’idéal blessé est l’axe principal de la réflexion des contributeurs de cet ouvrage. Ainsi le sociologue Farhad Khosrokhavar fait-il deux remarques : tout d’abord, le djihadisme en Europe n’est pas exactement le prolongement de la crise traversée par l’islam (même si celle-ci contribue à nourrir cet extrémisme), ni même consécutif à « la ghettoïsation » de nos banlieues. Cette première observation nous semble maintenant presque une évidence à la lumière des attentats de novembre : la revendication de la pureté musulmane et de la cause religieuse apparaît bien comme secondaire par rapport à… la nécessité subjective d’embrasser une cause, car elle n’est pas uniquement le fait de jeunes « d’origine musulmane » ni même de jeunes des banlieues défavorisées (le juge antiterroriste Marc Trévidic l’avait déjà, par exemple, indiqué clairement en 2013). De plus en plus largement, en effet, des jeunes des classes moyennes de toutes origines adhèrent au djihad. Sa seconde remarque concerne la construction du « mythe de l’Umma inventée, dit-il, par l’Islam radical » en scotomisant la division sunnite/chiite consécutive à la mort du Prophète : « La néo-Umma, ajoute-t-il, est une utopie tout aussi dangereuse que la société sans classe ou celle du paradis sur terre, et comme toutes les utopies échevelées, le danger qu’elle représente est de faire une violence absolue au réel. » Ces deux remarques permettent de dissiper le malentendu – et ses éventuelles néfastes conséquences politiques et idéologiques – qui pourrait résulter d’une recherche entièrement centrée sur l’islam. Mais qu’est-ce que ce « réel » dont parle ici Farhad Khosrokhavar ? C’est la réalité économique et sociale complexe, multiple, contradictoire, extrêmement violente – principalement pour les nouvelles générations – et surtout dénuée de « tout horizon d’espérance » : celle que « les héros négatifs », selon l’expression de cet auteur, ne peuvent ni accepter ni intégrer, et qu’ils haïssent dans leur lutte contre « le sentiment de leur insignifiance ». Rejetés du corps social ou menacés de l’être, ils « s’identifient à des contre-valeurs dominantes de la société » et transforment le préjudice subi en légitimité à détruire « les autres ».
Dans l’enchevêtrement des problèmes soulevés et des thématiques développées dans cet ouvrage, et qui lui donne toute sa richesse, domine la question de la construction des identifications et des idéaux, et des conséquences de la déliquescence des figures identificatoires dans notre culture.
Il en est une autre, ouverte par Olivier Douville puis étayée, d’une certaine façon, par Richard Rechtman (anthropologue et psychiatre) par sa réflexion sur ce que pourrait être la déradicalisation des guerriers revenus de Syrie, d’Irak et de Libye. Il y a, insiste Richard Rechtman, « un décalage incommensurable », « un gap », dit-on ailleurs dans le livre, entre les différentes étapes qui mènent à l’enrôlement – elles-mêmes très distinctes – et « la transformation en machine de guerre ». Olivier Douville, quant à lui, développe cet axe essentiel de recherche à partir de l’effroyable réalité des enfants soldats au Liberia et en République démocratique du Congo notamment. L’enjeu dans cette configuration extrême n’est plus celui d’une appartenance à une société ou à une communauté, mais, radicalement, à « l’espèce humaine », pour reprendre le titre de Robert Antelme. Comment survit-on lorsque, « jeté hors du monde » (selon l’expression de Maurice Blanchot) on bascule dans « un hors temps et un hors lieu » où il n’est plus possible de « se sentir fugacement réel » que lors du massacre perpétré, dans l’annihilation de toute représentation, toute pensée, tout lien ? « Réduit à la pure maîtrise de son corps », dans une pure sensation de l’instant paroxystique sans mémoire et sans avenir, « détaché de toute densité imaginaire », l’individu s’est tragiquement délesté depuis longtemps des enjeux envisagés dans la plus grande part de ce livre. Olivier Douville relève la nécessité de penser plus avant cette seule présence du corps… peut-être, aimerais-je suggérer, avec la contribution d’autres orientations psychanalytiques qui s’essaient déjà à travailler cette question ?
Olivier Douville met ainsi au grand jour (mais il ne le formulerait certainement pas en ces termes) l’exigence de trouver comment relier la double composante (l’une des nombreuses « doubles composantes», sans doute !) de ce qui construit l’humain dans l’appartenance au collectif : comment, en quelque sorte, tisser ensemble les deux fils de ce que l’on pourrait qualifier « d’archaïque » d’une part, et de « secondaire » d’autre part, ou, si l’on souhaite parler une autre langue, du « maternel » et du « paternel » au cœur même du lien social ?
Il est dommage que l’article qui tient lieu de conclusion dans cet ouvrage semble surtout viser à une démonstration de virtuosité intellectuelle : regrettable en effet, car il ne reflète pas le ton général du livre. Est-il raisonnable, en effet, de cesser de vérifier et d’affirmer, par l’utilisation d’un jargon (en l’occurrence lacanien), son appartenance à une « élite » ? Les enjeux actuels – d’une tout autre envergure – exigent de passer à d’autres habitudes… Oui, face à l’urgence de la situation, face à une logique radicale de la haine et de la destruction de toute pensée, n’est-il pas indispensable d’apporter, simplement et humblement, une contribution à notre résistance commune ? S‘il est une chose que les attentats de 2015 nous ont permis de vérifier, d’éprouver (parfois douloureusement), de ressentir, de réfléchir et de méditer, c’est à quel point un sujet ne se constitue et ne tient que dans son lien à autrui et au collectif.
Remercions Fethi Benslama d’avoir initié et coordonné ce temps de réflexion qui sera suivi, n’en doutons pas, de nombreux autres, plus largement ouverts aux apports de tous les psychanalystes, dans la diversité de leurs orientations, car « il est un temps pour la guerre (entre "chapelles", par exemple), et il est un temps pour la paix ». Remercions-le aussi de défendre, par son engagement personnel, la présence nécessaire de la psychanalyse dans ce débat essentiel.
Annie Franck
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