Cette phrase1 condense la profonde complexité, l’immense difficulté, du travail psychique mobilisé pour endiguer la dévastation intime d’un trauma. Certes, en tant que psychanalyste, j’aimerais, sans arrière-pensée aucune, pouvoir ajouter à ce propos d’Aharon Appelfeld : « [Seul l’art] et/ou une psychanalyse » ; mais, plus modestement, il me faudrait alors rappeler la particularité irréductible d’une telle psychanalyse : la règle de « libres associations » n’y serait d’aucun recours ; elle révélerait même un contresens sur la nature du trauma car celui-ci disloque sur le champ la possibilité de son refoulement.
Nombre de psychanalystes y ont, bien entendu, réfléchi : le trauma est au fondement de l’humain. Freud, dans certains écrits, souligne combien, en définitive, toute la vie psychique s’édifie et s’organise à l’origine pour s’opposer à ce péril, imprimé dans la préhistoire de l’humanité – et si souvent répété dans son histoire ! – et également imprimé dans la préhistoire de chacun par « le traumatisme de la naissance » : vécu de radicale déréliction (liée à la prématuration de petit d’homme) avant même la constitution du Je. « Imprimé » mais hors d’atteinte, non mémorisé, non refoulé (car antérieur au refoulement), le trauma inscrit pourtant son marquage indélébile en nous, sous la forme d’une menace – parfois réalisée – d’être répété, revécu.
L’exposition soudaine, sans préparation, à un danger de mort imminent nous confronte à cette expérience qui n’a jamais été représentée, ni imaginée, ni mise en forme, mais qui a été néanmoins traversée dans un temps archaïque. Elle fait basculer hors du monde humain, ébranle radicalement la capacité d’appartenir à une réalité partageable : elle sidère et déborde de manière cruciale la possibilité même de la concevoir. Elle nous ramène dans une brutalité inouïe au vécu originaire : être jeté dans le monde, dans le pur déferlement de sensations encore illimitées et dans la solitude radicale. Le marquage primitif s’actualise. Il défait le langage en une seconde, il anéantit le lien aux autres. En dépit des relations affectives tissées dans la vie du sujet, une intime solitude broie la capacité de partager cette expérience qui propulse au bord du gouffre, hors de toute représentation.
Bien heureusement, cette menace ne dessine le plus souvent sa silhouette que dans le lointain de nos histoires singulières… Il est dès lors possible d’en tenir la conscience écartée de soi ; ainsi peut-il être tentant – en témoignent (jusqu’à la nausée !) les médias et certains discours psychologisants – de diluer et d’édulcorer le sens et la portée du terme « traumatique » en le banalisant : toute expérience désagréable ou choquante relèverait du « traumatique ». Il suffirait d’ailleurs « d’en parler » immédiatement pour « évacuer » le trauma, nous serinent nombre de « spécialistes » interviewés. Or, il semble indispensable – crucial – de conserver à ce terme son entière et particulière signification – hors du commun – afin d’être en mesure de penser la singularité du travail psychique qui essaie d’y faire face.
La création artistique née après de telles traversées nous aide dans la voie de cette nécessaire réflexion. Dans son livre sur l’expérience du goulag, Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov observe que là où la dégradation extrême de leurs forces tuait les chevaux, l’humain, lui, résistait encore : « Je voyais les chevaux s’épuiser peu à peu et mourir […]. Les chevaux ne se distinguaient en rien des hommes. Ils mouraient à cause du Nord, d’un travail audessus de leurs forces, de la mauvaise nourriture et des coups. Et bien que leur situation fût cent fois meilleure que celle des hommes, ils mouraient plus vite qu’eux3 ». Qu’est-ce qui donne aux humains cette capacité de résistance, au-delà de leurs forces physiques ? C’est la question examinée par Nathalie Zaltzman aussi bien dans De la guérison psychanalytique4 que dans La Résistance de l’humain, par sa réflexion sur la notion freudienne de « travail de culture » (ou « Kulturarbeit ») : « L’écroulement d’une civilisation décape jusqu’à l’os tout ce qui est si périssable dans l’organisation de la réalité humaine. Il révèle l’existence d’un reste. Ce reste appartient à ce processus psychique actif individuel-phylogénétique qu’on peut appeler la Kulturarbeit. La donne narcissique individuelle, résistante dans et par son lien à l’ensemble, est ce reste. »
Toute la littérature issue des « expériences-limite », pour reprendre l’expression de Maurice Blanchot, souligne cette réalité si profondément humaine : quand tout semble détruit, quand tout travail de représentation a volé en éclats, quand l’immobilité psychique, la répétition ou la sidération envahissent l’espace, ce qui permet de tenir encore est la résistance du lien entre humains : « Car la mort n’est pas une chose que nous aurions frôlée, côtoyée, dont nous aurions réchappé, écrit Jorge Semprún5. […] Nous l’avons vécue. Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants ». Et il ajoute : « Nous aurons vécu l’expérience de la mort, comme une expérience collective, fraternelle de surcroît, fondant notre être ensemble. »
Or, il advient que « cet être ensemble » soit luimême mis fondamentalement en danger. Cela se produit – l’Histoire nous l’a montré et ne cesse de le répéter – dans les situations où, au nom d’une idéologie totalitaire, un groupe humain est radicalement menacé d’être expulsé de son appartenance à l’Espèce Humaine. Cela survient aussi dans certaines histoires singulières : effractions soudaines par lesquelles un sujet « tombe hors du monde », se trouve éjecté de tout lien avec autrui, happé dans une solitude sidérale.
Le fait remarquable – soit dit en passant – est que chacun, individuellement, peut ressentir en lui-même et pour lui-même la violence commise à l’encontre d’autrui. Chacun peut intimement savoir combien sa propre existence, dans sa singularité même, se fonde sur celle des autres. Les gestes de protection d’un inconnu vers un autre inconnu au Bataclan ou à Nice, ou bien la nécessité de se rassembler place de la République le soir de la tuerie à Charlie Hebdo – tel un peuple de manchots sur sa banquise au pire de l’hiver polaire, tournant silencieusement sur lui-même (l’un d’entre eux lançant parfois son cri de détresse) –, témoignent de cette conscience obscure et néanmoins aiguë, soudain révélée dans une situation extrême, du lien crucial aux autres, capable de transcender l’égoïsme (plus habituel) sans dénier le sujet.
La création artistique ne s’enracine-t-elle pas dans la double nécessité de façonner des mises en forme de l’indicible et, dans le même mouvement, de rejoindre – ou de le tenter en tout cas – la communauté humaine ?
Hélène Merlin-Kajman a récemment publié un ouvrage magnifique et passionnant5 au titre évocateur : Lire dans la gueule du loup. Il dit la présence du trauma au cœur de la création littéraire. Il décrit avec subtilité les diverses manières d’en faire jouer – ou non – un partage possible ; de faire résonner pour le lecteur l’expérience traumatique (si enfouie le plus souvent), mais d’une manière suffisamment voilée et décalée, transposée, afin d’en limiter la portée destructrice. Certaines œuvres, écrit l’auteure, invitent davantage que d’autres à une lecture qui éveille le lien à autrui et crée une zone de partage de l’intime, par le truchement de la capacité d’empathie par exemple, et aussi par la variation des lectures possibles. À l’opposé, d’autres créations littéraires éjectent la présence du trauma au dehors comme une réalité extérieure à soi. Elles assignent le lecteur à une place unique : celle du spectateur qui, éventuellement, rit et jouit de la souffrance d’autrui (Hélène Merlin rappelle la tradition du pilori). Elles écrasent les nuances de la subjectivité dans une recherche de collusion et non plus celle d’un partage possible. Les images crues ou les « témoignages vrais », « affranchis » de toute précaution « hypocrite » – telle une vidéo exhibant la pornographie ou les exécutions filmées en direct – semblent lancés au visage du lecteur pour souder dans une même réaction, et abraser la subjectivité. Elles paraissent vouloir dupliquer le trauma, comme pour en conjurer l’effet dévastateur ou peut-être produire un endurcissement. Mur d’insensibilité et d’anesthésie dressé contre l’autre en soi et la souffrance originelle en soi, ces œuvres s’opposent aux liens avec autrui. Elles peuvent justifier le déni, là où une dialectisation entre différentes strates de notre subjectivité, et aussi entre soi et l’autre, est à retisser.
« Seul l’art peut » (… et une psychanalyse… parfois ?… souvent ?…) retisser et recomposer et transposer et transformer cette foudroyante expérience d’une destruction de la présence intime de l’autre en soi. Dans cette adresse qui se reconstruit chemin faisant, parler (de cette parole particulière établie par le transfert), lire, peindre, dessiner, danser, chanter, ou écrire « dans la gueule du loup », tout cela peut réussir à « faire sortir la souffrance de l’abime ».
1. Aharon Appelfeld, L’Héritage nu. Toute l’œuvre de ce grand écrivain israélien, qui, enfant de huit ans, survécut seul dans ses forêts natales de Bucovine, se tient sur l’arête aiguë de ce travail d’une création toujours renouvelée – dans sa singularité – contre son expérience du trauma pendant la Shoah.
2. Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Verdier, 2003, p. 53. Proposé pour la première fois aux lecteurs français par les éditions Maurice Nadeau en 1969.
3. Nathalie Zaltzman, De la guérison psychanalytique, Puf, 1998 ; La Résistance de l’humain, Puf, 1999.
4. Jorge Semprún, L’Écriture ou la Vie, Gallimard.
5. Hélène Merlin, Lire dans la gueule du loup, Gallimard, 2016. Je ne retiens ici, succinctement, qu’un axe de ce livre qui porte également sur l’enseignement de la littérature – « zone à défendre » – et sur la responsabilité qui lui incombe.
Dernier ouvrage paru dʼAnnie Franck : Entrelacs (Hermann, 2016).
Annie Franck
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