L’heure n’est plus aux monolithes – ni aux druides d’ailleurs ! – car la vérité n’est pas une. On le savait, évidemment, depuis fort longtemps. Mais maintenant les formes recherchées elles-mêmes s’opposent aux théories totalisantes, aux interprétations définitives ou univoques : la complexité du monde nous a sauté au visage. Inextricable. La complexité de l’humain, du sujet singulier et du collectif interdit – plus que jamais sans doute – de prétendre à toute explication qui se voudrait exhaustive.
De plus en plus, les « maîtres » irritent, leurs discours arrogants heurtent l’intelligence, leurs jargons « savants » suscitent le refus et même l’exaspération. Dans le domaine de la pensée psychanalytique, les années soixante/quatre-vingt, principalement en France, ont, semble-t-il, connu des excès préjudiciables. Il subsiste de nombreuses traces de cette époque, car la tentation est grande de s’accrocher à un dogme là où la pensée ne peut que louvoyer avec et entre les doutes, ô combien inconfortables.
Une théorie ardue et apparemment très avisée, des prêtres qui se reconnaissent entre eux par des mots de passe un peu étranges : voilà encore de quoi attirer nombre de jeunes praticiens qui s’inquiètent à juste titre de la difficulté de leur métier et de leur responsabilité. Comme il peut être rassurant de se tenir chaud entre soi quand l’hiver et ses risques sont présents ! Les conséquences en sont affligeantes, à commencer par un refus en bloc de la psychanalyse de la part de bon nombre de lecteurs, artistes, penseurs, ou pour le moins une très grande méfiance… un peu justifiée, reconnaissons-le. On a prétendu enfermer le psychisme humain dans trois mots… tout en proclamant une opposition déterminée à toute « explication psychologisante », à tout simplisme et à toute forme de réduction.
Une petite histoire me vient souvent à l’esprit. Trois rabbins renommés conversent dans un taxi. Le premier dit : « Plus je vieillis, plus je comprends que je ne sais rien » ; le deuxième ajoute : « Et moi, plus je réfléchis, plus je me sens ignorant » ; le troisième : « Voilà le terme de ma vie, passée à méditer et à étudier, et je constate que je n’ai rien appris, absolument rien ». Ils arrivent à destination. Le chauffeur du taxi leur dit : « Je vous ai écoutés et vos propos m’ont fortement impressionné car moi aussi, plus je prends de l’âge, plus je me sens humble et modeste devant l’étendue de mon ignorance ». Les trois rabbins lui disent au revoir puis se tournent les uns vers les autres : « Pour qui se prend-il celui-là ? Quel prétentieux ! » Certains psychanalystes ne ressemblent-ils pas à ces rabbins, prônant « l’absence d’explication » tout en prétendant à une théorie globalisante ?
À rebours, bien heureusement, de nombreux psychanalystes sont restés dans une vraie recherche, ouverts à la nouveauté. Leur clinique les interroge et exige de ne pas être la seule confirmation de leur « savoir ». Ils élargissent, tentent d’élargir encore, l’éventail des outils pour penser. Ils inventent des formes pour parler de leur travail et de leurs tâtonnements, respectueux des personnes en souffrance qui viennent les voir. Ils acceptent que les théories sur lesquelles ils prennent appui soient plurielles et ils témoignent de la multiplicité des facettes de leur pratique.
Un ouvrage, entre autres, vient d’être publié pour aller en ce sens. Il s’agit d’un glossaire, Des psychanalystes en séance : Glossaire clinique de psychanalyse contemporaine. Bien jolie initiative d’un membre de l’Association psychanalytique de France (APF) et d’un autre analyste membre de la Société psychanalytique de Paris (SPP), qui ont fait appel à des confrères de toutes orientations pour rédiger les très divers articles de ce dictionnaire inventif. Celui-ci invite à une lecture en petites excursions dans la clinique singulière de tel ou tel analyste. Il sera riche d’intérêt aussi bien pour les psychanalystes que pour des lecteurs curieux de cette approche, curieux de ce qu’un analyste entend, des choix qu’il opère dans sa pratique, et de l’évolution de la psychanalyse depuis Freud.
La préface s’intitule : « De la théorie à la clinique, et retour », un peu comme on dit « je t’aime aussi grand que d’ici à la lune… et retour » ! Elle situe clairement le projet et ses modalités : il s’agit de rassembler des notions psychanalytiques issues de travaux internationaux réalisés depuis la Seconde Guerre mondiale en les illustrant en quelque sorte par un court fragment de cure. Au gré de notre curiosité, nous allons donc d’un petit conte à l’autre (d’une à cinq pages), réfléchissant chemin faisant à la passionnante différence qu’il y a entre nos univers intimes.
Quelques entrées parmi d’autres. « La pulsion anarchiste » (notion dégagée par Nathalie Zaltzman) est présentée par Marie-Françoise Laval-Hygonenq avec un récit concernant la difficulté chez une patiente d’accepter un élément du cadre de travail établi (ici, le paiement d’une séance manquée) et l’aménagement finement trouvé par son analyste ; ou bien, autre exemple, le « Pictogramme de l’originaire » (avancé par Piera Aulagnier) donne à Mireille Fognini l’occasion, tout en définissant cette expression, de rapporter un rêve de patiente dans lequel un baiser aboutit à la fusion des chairs avec « un goût de mort ». Et puis d’autres entrées à découvrir ou à redécouvrir au fil du parcours : la chimère, le trauma, le transgénérationnel, la mère-morte, l’hallucination négative, le holding, l’objet a, le message énigmatique, et une bonne centaine d’autres encore.
De quoi vérifier amplement que les psychanalystes non plus ne peuvent prétendre au fin mot de l’histoire ni à celui des histoires de chacun… et que, pour eux aussi, et davantage peut-être, la ligne droite n’est pas le meilleur chemin. Celui-ci se dessine sans a priori, sous des éclairages variés.
Annie Franck
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