Déjà alors en écho vivant avec nos inquiétudes les plus actuelles – en résonance avec l’urgence à penser les attentats de la sombre année écoulée –, Hélène Merlin-Kajman y déployait sa réflexion acérée ; son questionnement ouvert, contagieux, entraînait le lecteur sur la place de la culture et sur les modalités de sa transmission. Quelle fonction pourrait occuper la littérature dans une démocratie menacée, dont les fondations continuent d’être hantées par la présence spectrale, historique, des traumatismes à grande échelle ? Que peut la littérature – et surtout l’enseignement de celle-ci – pour le partage des sensibilités singulières tissant le lien collectif et la transmission entre générations ? Comment résister à la propagation du traumatisme tant sous la forme de son encryptage dangereux que de sa répétition directe ?
Dans son dernier livre, L’Animal ensorcelé, qui inaugure (à la fin de cette même année 2016) la collection – prometteuse, audacieuse – « Theoria incognita » aux éditions Ithaque, Hélène Merlin-Kajman développe cette réflexion, dans le même élan généreux vis-à-vis de son lecteur : le livre est dense, il foisonne, il est d’une lecture exigeante car il ne se dérobe pas devant la complexité ; il donne à méditer sur la nature d’une société humaine, sur la construction d’un sujet, sur la place du trauma dans l’Histoire, sur l’édification du lien social, sur le fait culturel, sur la transmission… bref, sur nombre de questions cruciales ; il ouvre ces questions en croisant des domaines variés : politique, historique, philosophique, psychanalytique, linguistique, et, bien entendu, littéraire. Mais la vaste culture d’Hélène Merlin-Kajman ne se fait jamais écrasante, son ouvrage ne s’adresse pas exclusivement à des spécialistes de littérature, mais à toute personne que taraudent l’évolution actuelle de notre société et la possibilité, peutêtre, de résister à une influence croissante de la brutalité sous toutes ses formes. L’auteure offre généreusement à partager les multiples points d’appui approfondis de sa réflexion et ses références littéraires, en présentant largement les clefs de celles-ci : loin de « se placer » comme maître à penser, elle se veut agent d’une transmission, celle, précisément, d’une recherche toujours en questionnement, en mouvement. Disons-le : cette dernière qualité n’est pas l’une des moins remarquables de l’ouvrage.
Comme dans tout livre d’une telle richesse, les axes de lecture pourront se faire multiples. L’un d’eux interroge une possible articulation entre la place du trauma chez un sujet et au cœur de notre Histoire avec la notion si féconde d’« espace transitionnel » dégagée par Winnicott. Hélène Merlin-Kajman rappelle le sens – souvent galvaudé et appauvri depuis – que ce pédiatre et psychanalyste dégage pour ce terme dans Jeu et réalité (1971). À partir de l’observation des bébés et de leur « doudou », Winnicott conceptualise cette zone psychique, « lieu de repos, écrit-il, pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir, à la fois séparées et reliées l’une à l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure » : situé entre une réalité objective qui s’impose (exemple, l’absence du sein) et une pure création hallucinatoire, cet espace « intermédiaire » qui, depuis le « doudou » se diffuse dans la culture, consolide et préserve un « sentiment continu d’exister » en dépit des ruptures inhérentes à la confrontation à la réalité. À la fois création singulière et adaptation à une réalité communément partagée, cet espace laisse jouer l’un avec l’autre ce qui demeure propre à chacun – le plus intime – et le commun. Il constitue précisément l’espace de la culture, lieu de possible partage des sensibilités singulières.
Comment la littérature et son enseignement – dans leur capacité transitionnelle – pourraient-ils favoriser une forme de dégagement du trauma, sans l’engloutir sous le silence ni en répéter les effets de sidération, ou de fascination parfois ?
Certaines époques, remarque l’auteure, retentissent davantage que d’autres de la présence de traumatismes à grande échelle ; cette traversée de l’effroi tend à écraser les subjectivités ; elle risque d’amalgamer les « Je » dans une identité collective, voire communautariste, d’autant plus qu’elle pulvérise la capacité de représentation en chaque sujet… Par sa capacité à remettre en jeu les liens entre collectif et individuel, à assurer une fonction pleinement transitionnelle, la littérature, nous dit Hélène Merlin-Kajman, peut devenir un agent de dé-sidération : « Si l’espèce humaine fait cet usage non mythique, quasi thérapeutique, de la littérature, elle pourra se donner les moyens de développer un type de liens fondés à la fois sur le don et sur le respect imprescriptible des singularités humaines : la littérature serait ce qui répare les trous symboliques causés par les déchirures traumatiques ; et cela non à la manière des mythes ou de la religion, mais en donnant aux déchirures traumatiques un débouché métaphorique, c’est-à-dire en leur ménageant un espace d’appropriation subjective libre et imprescriptible. »
Ainsi, sous cet angle d’analyse, l’auteure étudie-t-elle la littérature du XVIIe siècle – qui succède à une époque ravagée par les guerres de religion, la chasse aux sorcières et la peste – et met-elle en lumière à ce propos les parentés entre le classicisme et notre époque. Car Hélène Merlin-Kajman consacre aussi une large part de son livre à la littérature issue des désastres humains qui ponctuent le XXe siècle. Comment interrompre la logique de répétition qui s'est perpétuée de la guerre de 14-18 dont elle reprend l’évocation par Walter Benjamin (hommes revenus « muets du champ de bataille – non pas plus riches, mais plus pauvres d’expérience communicable »), du séisme de la Shoah, des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki, des génocides encore tout récents, de tous les régimes de Terreur ? Une centaine de pages qui paraissent engager – là encore – un dialogue passionné avec leurs lecteurs situe ainsi les nuances (et les oppositions non déclarées ?) entre L’Espèce humaine de Robert Antelme d’une part, et les œuvres de Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Maurice Blanchot d’autre part : certains écrits pourraient immobiliser, figer l’horreur et lui confèreraient un caractère sacré soudant une collusion identitaire…
La révélation des camps a creusé un abîme au cœur de notre société ; cet abîme défie la pensée, il nous hante, il réactualise en chacun de nous les traumas intimes de nos vies particulières. Sous quelles conditions la littérature peut-elle prendre en compte et transmettre ce paradoxe d’une expérience radicalement singulière, voire incommunicable, mais qui engage aussi le tissage du lien entre humains ? Le livre d’Hélène MerlinKajman éclaire puissamment cette question, sans rien omettre de sa complexité : « Il arrive, écrit-elle, que les textes ‟littéraires” agissent comme un charme puissant, hypnotique, sorcier voire mortifère : une fois sacralisé, ce mode-là conduit au mythe, à la cohésion communautaire du collectif, à sa pétrification dans une identité figée. Mais la chose n’est pas fatale : quand la transmission de la littérature se fait selon un régime transitionnel […] le collectif qu’elle présuppose alors et qu’elle contribue à instituer n’obéit pas au modèle de la fidélité identitaire mais ménage la possibilité du différend et du conflit. La littérature devient un bien sacré appréciable puisqu’il transmet à la société la possibilité du désaccord dans le partage même ».
Annie Franck
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