Il est pris dans cette interrogation : de quel anéantissement ce personnage revient-il ? De quels effacements cette écriture tente-t-elle une inscription ? « Ce qui m’est arrivé ne m’est pas arrivé. (…) Ma vie est un conte qui n’existe pas. Un conte inventé qui, depuis, me hante.(…) Un conte vide (…). Morte fin. Contractée en début de vie. Une aube crépusculaire. Une lumière incertaine. Entre chien et loup. Une faible lueur dont on ne sait si elle annonce le jour ou la nuit. Ordre de se coucher ! Chien donc. Ordre intimé par le loup. »
Une voix d’enfant – enfant figé dans le temps – cherche à faire entendre son appel étouffé. Sans souvenirs, à l’aide unique de traces charnelles, des seules sensations qui s’impriment en creux, en lacunes indélébiles, en déserts, en doute envahissant : ni son ni image ne subsistent, « Je n’ai que des sensations. Pas recevable comme mode de preuve ! Le sillon dans ma chair, on ne peut pas le voir. (…) Des traces qui ne laissent pas de traces.»
Tels certains patients décrits par Winnicott dans son fameux article « La crainte de l’effondrement », le narrateur part en quête – son stylo comme seul outil – du passé « qui n’a pas encore pu être éprouvé » : ces violences si précoces, l’enfant n’était pas encore en capacité de les intégrer ; elles ont d’emblée été expulsées de sa mémoire, et demeurent néanmoins indélébiles. L’émotion écrasait, rejetait hors de lui-même l’enfant, « nous détachait de nous-mêmes. »
Mais surtout, la nature même de ce trauma – que les chapitres brefs et heurtés laissent peu à peu deviner – engendre le ravage de la confusion («La confusion des langues », selon Ferenczi) : « Il est des lieux où ne circulent que des questions », écrit Oscar Lalo. Rien ne tient, aucun point de certitude, aucun appui. Aimer et détruire ne se distinguent pas ; qui est soumis et qui soumet ? Qui fait violence ? Comment se défaire d’une source de souffrance qui a été incorporée ? « On s’excluait tout seul. On se détestait. On cherchait à se fuir.(…) Il [l’homme] devenait l’oncle incarné : il poussait notre chair dans le mauvais sens. Il s’incrustait en nous. Il nous infectait. »
Les mots eux-mêmes s’effacent : « A force de ne pas être dit, « cela » était de moins en moins nommable. Et à force de ne pas s’en servir, les mots mouraient. Rien n’existait plus vraiment. Hallucinations, mensonges. » Le Je se désagrège ; le sentiment de sa propre existence se dissout.
Le vide signale le trop plein, la violence dévastatrice des émotions : dévastées, pulvérisées. Règnent l’absence à soi-même et le silence. « Quand un enfant avait les yeux dans le vide, c’est que l’homme était passé par lui. Un jour ou l’autre. Dans les couloirs du home, nous étions disponibles, sans recours. (…) Certains erraient sans but. Tout le monde savait. Personne ne demandait rien. On les laissait aller dans leur mort mutique. (…) Ils ressemblaient à des nuages. Ils flottaient sans vraiment déranger. (…) Des nuages d’un genre particulier. De ceux qui ne pleuvent jamais. » Car au paroxysme des émotions répond l’auto-anesthésie.
L’écriture suggère cette anesthésie, et, plus encore, ce traumatique évidement de soi : faite de dépouillement, de creux, d’arrêts, de silences et de réserves (au sens pictural et au sens moral), réserves au-dessus desquelles le lecteur est subtilement invité à se pencher et voit s’y esquisser les reflets des émotions ; celles que lui-même – à lire ce récit – est appelé à éprouver comme à la place du narrateur, comme à la place de cet adulte parti à la recherche d’une enfance non-vécue et toujours maintenue… Funambule sur les arêtes des mots, parfois à peine assuré à l’aide d’une simple et légère dérision ou de jeux de mots écrits comme par inadvertance ou par erreurs de frappe, il s’avance – l’abîme sous lui – vers un lecteur espéré malgré le désespoir. Ce lecteur se construit dans le fil du livre, suppose-t-on, et sans doute tire-t-il le narrateur de son « coma » (selon son mot) ou, dirions-nous, de cette solitude effroyable tissée de l’incapacité « d’articuler un mot, car […] convaincu que les autres ne [l’ ] entendront pas. »
Dans « Les contes défaits », son premier roman, Oscar Lalo – écrivain d’âge déjà mûr – insuffle vie et épaisseur à une existence hantée, et aux ombres, et à la complexité et aux arrière-plans mystérieux d’un personnage dont l’enfance n’a jamais pu se clore. Tout un long parcours de solitude et d’émotions jamais reconnus ni nommés ne vient-il pas, enfin, ainsi, au devant d’une rencontre possible, d’un autre capable « de l’entendre » ?
Annie Franck
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