Place donc à un inconnu de la belle espèce, un de ces auteurs à « film unique » dont le cinéma français est prodigue. Quoique pas tout à fait inconnu, car il inventa, après avoir abandonné la réalisation, un remarquable procédé de projection d’images défilant très lentement sur une surface, mur animé baptisé communément un « fabiani », que tous les scénographes utilisent dans les expositions depuis trente ans sans pour autant faire référence au cinéaste qui lui a donné son nom.
Une méconnaissance que l’on ne peut leur reprocher : même chez les amateurs de cinéma français, le nom d’Henri Fabiani n’éveille guère de connivence. La raison en est simple : il a surtout œuvré, entre 1950 et 1967, dans le documentaire de commande, genre peu fréquenté par les cinéphiles quand il n’est pas signé Resnais. Sa seule incursion dans la fiction, Le bonheur est pour demain…, a eu droit à une distribution confidentielle en septembre 1962, achevée à peine commencée, et le film n’a pas revu le jour avant le mois de mai dernier, d’une façon assez subreptice, que l’édition en DVD, accompagnée de suppléments substantiels, va assurément rattraper.
Dans l’un de ces bonus, le réalisateur, nonagénaire fringant (il est mort en 2012, à quatre-vingt-treize ans), raconte ses débuts : opérateur d’actualités à dix-huit ans, il couvre, du bon côté, la guerre d’Espagne, puis, toujours du bon côté, les combats de 1944 et la Libération. Passant au cinéma sérieux, c’est-à-dire signé, il tournera, dans les années cinquante, une dizaine de courts métrages sur les sujets apparemment les moins entraînants qui soient, les mineurs, les pêcheurs, la médecine – ces docus redoutables, première partie d’une séance de cinéma d’alors, que l’on devait ingurgiter avant d’avoir droit au western.
Mais tout est dans la manière – on sait ce que Marker pouvait rapporter d’une promenade en Sibérie. Si les courts métrages de Fabiani ont récolté des lauriers dans les meilleurs endroits (un Premier Prix à Venise 1952 pour Les Hommes de la nuit, un Prix du reportage à Cannes 1955 pour La Grande Pêche, une médaille d’argent à Moscou 1960 pour Diagnostic C. I. V.), ce n’est pas par protection. Mines du Nord, choisi pour le DVD, en est un parfait exemple. La commande est précise : l’extraction du charbon dans le bassin houiller du Nord-Pas-de-Calais en 1951. On pense avoir droit aux clichés, gueules noires, noblesse du travail de fond, solidarité ouvrière et le reste. Effectivement, tout est là, mais avec une telle simplicité, une telle modestie dans l’approche, un didactisme si adapté, que l’on est conquis. Pas de pathos germinalesque, une description au plus près des gestes du métier, dans l’éclat du noir et blanc d’époque superbement restitué. Sans doute aurions-nous, ado impatient, rejeté ça à quinze ans, mais il y a prescription.
Cette position de plain-pied avec l’objet à observer n’était pas propre à Fabiani : tous ses collègues du Groupe des Trente, la fameuse association de courts-métragistes des années cinquante qui réunissait Resnais, Marker, Demy, Franju, Paviot, Ménégoz, Bellon, Kast, Painlevé, entre bien d’autres (1), pratiquaient le même type d’approche osmotique, qu’il s’agisse de filmer un sabotier, un square parisien, l’atelier 15 ou des ramasseurs de goémon.
Rien d’étonnant donc à ce que, passant au long métrage – sans l’avoir vraiment désiré, simplement, avec la complicité du producteur Fred Tavano, à l’occasion du détournement d’une commande sur l’enseignement technique –, Fabiani ait conservé ce regard à hauteur de personnages déjà posé sur les terre-neuvas ou les parturientes (2). Saint-Nazaire et ses ouvriers de la construction navale, au moment de la finition du paquebot France, quel territoire de rêve à explorer lorsqu’on a aiguisé son œil si longtemps sur le travail humain. Et Fabiani ne s’en prive pas, malgré le manque de moyens financiers – tourner un film sur la classe ouvrière en 1960, alors que les héros petits-bourgeois de la Nouvelle Vague ont envahi le marché, c’est remonter le mascaret à la nage – et le peu d’empressement de la direction des chantiers navals à favoriser le projet : interdiction de tourner sur les lieux sauf le week-end, moment où, on le sait, les ouvriers ne demandent qu’une chose, revenir mimer devant une caméra ce qu’ils ont fait durant la semaine.
Mais filmer, même de belle façon, le labeur en action – et le France et ses bâtisseurs étaient un prétexte extraordinaire – ne suffit pas pour nourrir la fiction. Fabiani (et Henri Graziani, coscénariste) ont donc imaginé une histoire autour, ou plutôt au cœur, du chantier. Simple histoire d’un jeune plutôt paumé, vingt ans et peu d’envie de s’inscrire durablement dans les choses, de sa rencontre avec un ouvrier caréneur qui le prend sous son aile et de son idylle avec la fille d’un professeur de français (dans le technique, c’est là que la commande se justifie…), idylle qu’elle est seule à prendre vraiment au sérieux – lui s’enfuira à toutes jambes dans le dernier plan, vers un ailleurs sans doute aussi amer.
Histoire simple, donc, mais pas simpliste, car, malgré le manque de professionnalisme des interprètes – seul Jean Martinelli, dont la voix de basse commenta tant de documentaires, était du métier –, il passe dans ces images une intensité particulière, agrégation d’un climat et d’un sujet : l’univers laborieux n’est pas un décor devant lequel s’agiteraient les personnages, nous ne sommes pas chez Louis Daquin. L’entrée matinale sur le chantier, l’apprentissage des gestes du jeune non qualifié, les pauses cigarette ou la halte au bistrot du port, tout ce qui appartient au réalisme le plus direct est là, certes, mais transformé par la grâce – difficile d’utiliser un autre mot. Une grâce qui tient peut-être à l’inexpérience des comédiens, qui, au lieu d’« assurer » comme des vrais, ont la fraîcheur des débutants : Henri Crolla, le musicien, dans son premier et dernier film (il mourut deux jours après le clap final), est ébouriffant de tendresse bougonne ; Irène Chabrier, dans son seul rôle important, et Jacques Higelin, alors à son aube, forment une paire de jeunes amants crédibles (3). La scène qui voit Crolla et Higelin jouer à quatre mains sur une même guitare constitue un instant rare, une épiphanie captée dès son surgissement.
Chacun des intervenants des bonus évoque l’ombre future de Mai 68 – l’insatisfaction du jeune (« J’en ai marre. Pourquoi tout ça, à quoi ça rime ? », « On se perd. On gagne son pain, le pain nous tue »), son refus des choses telles qu’elles sont, son désir brouillon d’un accomplissement autre annoncent le ras-le-bol bientôt général. Dans son jus d’époque – les robes Vichy, les foulards noués, l’affiche de Poulidor –, le film offre un reflet social d’une étonnante justesse, bien plus avérée que chez nombre de ses contemporains néo-vaguiens. Il est temps de redécouvrir l’intérêt de la tant honnie « fiction de gauche » : entre Paul Carpita et René Vautier, Fabiani a sa place, largement méritée.
- Dont André Heinrich, assistant de Resnais sur Nuit et Brouillard, spécialiste de Prévert, qui vient de disparaître, le 14 septembre dernier.
- Tu enfanteras sans douleur, premier documentaire sur l’accouchement sans douleur (1956).
- Leur idylle fut véritable : c’est elle la destinatrice des Lettres d’amour d’un soldat de vingt ans publiées par Higelin en 1987, mais écrites lors de son incorporation, deux mois après le tournage.
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