Ce qui frappe d’abord dans cet « essai biographique », c’est l’extrême acuité avec laquelle Clara Royer, discrètement présente, s’attache à dérouler le fil rouge qui relie l’expérience et l’écriture, l’individu et la société, l’intime conviction et l’externe adversité, l’énergie vitale et la menace létale : « Ce sont les métamorphoses connues par l’écrivain que ce livre se propose d’approcher. Son récit ne commence pas au jour de la naissance d’Imre Kertész. Il épouse plutôt la chronologie de l’écrivain et ne parle de l’homme que pour éclairer l’œuvre. » À ce titre, biaisant avec la temporalité, je dirai que l’existence de Kertész commence à Budapest le 16 juin 1944 : alors âgé de quinze ans, il est raflé dans la rue et déporté à Auschwitz-Birkenau, puis à Buchenwald, enseveli dans l’univers concentrationnaire pendant 329 jours qui le marquent à jamais.
De cette immersion dans l’enfer de la barbarie nazie, il mettra trente ans à tirer le roman à partir duquel va se forger sa célébrité : Être sans destin. Je dis bien le roman, car durant nombre d’années il ne cesse de se colleter avec le problème de la forme narrative appropriée à son projet. Ses lectures ne seront pas sans l’aider à découvrir sa voix, faite d’une radicalité ironique qui se reconnaît progressivement dans la traversée des œuvres de Kafka, Thomas Mann, Albert Camus, Sándor Márai, Thomas Bernhard, Jean Améry, Paul Celan, Primo Levi, Samuel Beckett, avec lesquels il partage le thème du fiasco, de l’échec, de la catastrophe. Clara Royer l’observe : « Pour lui, c’est l’écriture de fiction, et non du moi intime qui procure à l’arrivée le sentiment d’avoir repris en main sa destinée, d’en avoir démêlé les fils, réglé les comptes, d’en être devenu l’auteur. »Ni testimonial, ni anecdotique, ni affectif, Être sans destin recule les limites d’une diction de la déshumanisation par quoi l’écrivain relate l’histoire de sa déportation dans ce qu’il appelle « la langue d’Auschwitz ».
Entre-temps, Kertész assume la pauvreté et la dure réalité de la condition juive sous un régime totalitaire et antisémite. « Période fluctuante de métiers peu aimés », vécue « comme une bouffonnerie », il parvient à gagner sa vie en écrivant des comédies musicales et des pièces à caractère social. Il est sauvé du désert par la rencontre d’Albina, avec qui il vivra et grâce à qui il survivra quarante-deux ans. Après sa disparition, en 1995, il épousera Magda, à l’instigation de qui il choisira de vivre à Berlin entre 2003 et 2013. À l’ère de János Kádár, après l’écrasement du Printemps de Prague, il adopte la posture de l’exilé de l’intérieur et collabore peu ou prou aux instances de la société communiste. Il faut préciser que la reconnaissance de son œuvre en Hongrie reste chaotique, entravée de jalousies, de cabales, de polémiques, même après l’effondrement de la dictature stalinienne. Trop indépendant, trop original, trop novateur, Kertész essuie nombre de rebuffades et doit patienter, parfois longuement, pour être édité. Clara Royer analyse la situation de l’auteur du Refus : « Ce que le comité de lecteurs rejetait, c’était bien l’expérience linguistique et intellectuelle à laquelle la lecture du roman l’avait soumis. Et pour cause : par son ironie et son hypercorrection parodique, cette langue était dangereuse, et dissimulait à peine le mépris profond de son auteur pour le régime en place et sa novlangue. »
Il est important aussi de signaler l’activité de traducteur de Kertész – et sa prédilection pour la langue allemande –, activité lucrative et qui lui sert de remède quand il subit l’épreuve de la panne. Nietzsche a sa faveur, dont il traduit La Naissance de la tragédie et admire l’éthique. Lui-même se voit de plus en plus traduit à l’étranger. La version française de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas date de 1995. Je ressens encore l’ébranlement produit par le monologue intense que scande l’anaphore du « Non ! » exprimant l’irrémissible désespoir d’un survivant du « malheureux XXème siècle » résolu à ne pas transmettre la vie. Procréer au sein d’une humanité capable des pires horreurs, non merci ! Avec une rare constance, Kertész s’attache à cerner ce qui le définit essentiellement. Ainsi, en 2001, favori du Nobel qu’il recevra l’année suivante, il fait le point avec une radicalité bouleversante : « J’écris sur Auschwitz ; si j’ai été déporté, ce n’était pas pour recevoir le prix Nobel, mais pour être tué ; tout ce qui m’est arrivé d’autre relève de l’anecdote. » Jamais l’écrivain ne se sera départi de la stoïque ironie qui le rend unique.
Les dernières années le montrent qui navigue entre gloire et solitude, se pense avec humour en écrivain allemand de langue hongroise, gagne en reconnaissance et perd en énergie, assiste à son inexorable dégradation sous l’atteinte de la maladie de Parkinson. « Le lecteur ne tient pas tout à fait entre ses mains un livre de deuil, car il fut écrit dans une présence avant l’absence : dans l’entre-deux de la vie et delamort d’Imre Kertész » :cette conclusion de ClaraRoyer nous éclaire sur l’émotion qui persiste, une fois le livre refermé.
Serge Koster
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