Ariana Saenz Espinoza : Votre pièce explore le paradoxe entre l'effacement de la mémoire humaine et l'émergence des mémoires artificielles. Quelle influence cette dichotomie a-t-elle eue sur votre processus créatif ?
Samuel Petit : Le point de départ réside dans une observation liée au langage. Ma grand-mère, sous l'effet croissant de la maladie d'Alzheimer, a commencé à perdre sa manière de parler, qui s’est complètement déréglée. Ses énoncés sont devenus une sorte de flux continu, presque insensé. J’ai rapproché cela d’une forme d’écriture automatique que j’expérimentais à travers la suggestion automatique de mots sur smartphone. En laissant le téléphone choisir systématiquement, on génère des énoncés qui reflètent notre usage de la parole. Peu à peu, je me suis aperçu que, plus j’écrivais en imitant le langage de ma grand-mère, plus le téléphone se mettait non seulement à parler comme elle, mais aussi à parler d’elle. Le point de départ de la pièce est donc ce rapprochement entre l’effet de la langue sous la maladie d'Alzheimer et ce langage généré par machine.
A.S.E. : Comment la transposition théâtrale de ce matériau linguistique, ce brouillage des frontières entre langage humain altéré et langage artificiel se sont-ils développés sur le plateau ?
S.P. : Avec les acteurs, nous avons d'abord expérimenté de façon ludique. Je donnais aux comédiens des textes générés par la machine, ainsi que des textes provenant de la parole de ma grand-mère, sans leur préciser l’origine pour éviter d'influencer leur interprétation. Nous avons exploré cela à travers des improvisations où un comédien incarnait une personne malade, un autre un robot, et le troisième se situait dans cet entre-deux. Un élément présent dans la pièce aujourd'hui est que le robot joue le robot, et les patients jouent les patients. Il n’y a pas d’humanisation du robot. Mais il reste des traces de ce travail initial. Par exemple, le malade qui dans la pièce s'appelle Boris utilise par moments un langage généré par machine, tandis que le robot Bina48, dont les souvenirs sont basés sur un personnage fictionnalisé mais qui ressemble à ma grand-mère, parle comme elle. Mon approche repose sur un principe de collage. Cela ne se perçoit pas immédiatement car à la fin, on obtient bien une pièce structurée, avec une action, un lieu, des personnages. Mais l’écriture s’appuie sur un processus de collecte et de recomposition. J’ai intégré des verbatim issus d’entretiens, notamment ceux vécus avec ma grand-mère. Je l’accompagnais lors de tests de mémoire, ce qui m’a permis d’observer ces échanges de l’intérieur. J’ai exploré différents protocoles et écrit mes propres tests inspirés de ces expériences.
A.S.E. : Pour en venir à l’expérience. La pièce interroge la manière dont la mémoire constitue le socle de l'identité, donne chair à ce qui fait une personne singulière, unique. En quoi cela se manifeste-il dans la pièce ?
S.P. : À un moment du processus d’écriture, j'avais besoin de mettre les mots de ma grand-mère, mais aussi sa voix. Je l’ai enregistrée et sa voix apparaît dans le spectacle. Elle sort de micro-ondes qui étaient, pour certains, ses propres appareils. Pour le robot du spectacle, j’ai aussi intégré des souvenirs de ma grand-mère. Bina48 existe réellement, c’est un robot androïde créé il y a environ 15 ans, que j’ai découvert dans une interview du New York Times. Ce n’est pas une invention fictive, c’est une machine développée aux États-Unis, dont j’ai adapté le fonctionnement pour mon spectacle en y intégrant des souvenirs de ma grand-mère. Sous l’effet de la maladie, ma grand-mère utilise plus de mots en arabe qu’à l’accoutumée. C’était peut-être pour cela que j’ai voulu intégrer des références à l’identité juive tunisienne de ma grand-mère. Tous les personnages portent une part d’elle. Par exemple, le personnage de Betty, avec sa valise, rappelle ma grand-mère qui errait avec la sienne en disant : « Je veux rentrer en Tunisie. » Le personnage ne dit pas explicitement qu’elle veut rentrer en Tunisie, mais j’ai mis en scène ce personnage qui cherche à rentrer chez elle.
A.S.E. : La mise en scène fait interagir des solitudes, comme des sphères indépendantes, chacune prise dans son propre mouvement, mais qui partagent un même espace, comme des automates, il y là un effet que l’on pourrait dire beckettien.
S.P. : Ces sphères coexistent dans le même espace mais ne se rencontrent pas. Beckett, c’est l’absurde, mais c’est aussi cette idée de répétition, des personnages pris dans une sorte de cycle sans fin. Toutefois, chez Beckett, l’événement ne se produit pas, tandis qu’ici, il arrive vraiment. C’est cette distinction importante : l’événement qui survient. L'idée de l'automate est très ancienne. Dans Don Juan de Molière, la statue du Commandeur entre en scène, et là, on parle de Deus ex machina, un dieu qui sort de la machine pour résoudre des conflits. Dans ma pièce, la machine ne résout rien, elle pose des questions. Comme références, je peux citer la pièce Contes et légendes de Joël Pommerat, dans laquelle il explorait la question de l'arrivée des robots dans nos vies à travers le prisme de la jeunesse et du genre. J'ai été aussi marqué par mon expérience d'assistant à la mise en scène de Christophe Marthaler, et notamment la manière dont il maîtrise l'art d'étirer le temps sur scène, la place singulière qu'il donne à la musique dans son théâtre. J'aspire à ce genre de mise en scène qui pour moi s'apparente à de l'écriture à part entière. Dans ma pièce, le robot arrive et on pense qu’il va porter quelque chose de protocolaire. Comme il est en apprentissage, il fait des erreurs, il est intrusif, parfois maltraitant malgré lui. Est-ce qu’on peut se consoler de la solitude grâce à la machine ? Les scènes centrales du spectacle sont celles où le robot est seul en tête-à-tête avec les patients. Ce sont des moments de « consolation », où le robot est là pour consoler les solitudes de patients inconsolables.
A.S.E. : La dimension spectrale semble aussi traverser votre pièce. Comment cela s’inscrit-il dans votre réflexion sur la mémoire ?
S.P. : C’est un spectacle qui, pour moi, est intimement rempli de fantômes. Les personnages ont plein de fantômes, même dans la manière dont leur mémoire disparaît. Elle ne disparaît pas vraiment, d’ailleurs, elle devient une mémoire fantôme. Le langage prend une forme ectoplasmique, on n’arrive plus à l’identifier comme un langage cohérent, mais c’est un langage qui est rempli de références. Ma grand-mère a développé la maladie autour de ses 70 ans, mais elle a aussi vécu des pertes importantes, dont le décès d’un fils. La première chose que la maladie d'Alzheimer lui a fait, c’est peut-être de lui sauver la vie, en effaçant mon oncle de sa mémoire. Elle a oublié son chagrin. En même temps, elle est devenue l’ombre d’elle-même sous l’effet de la maladie. Je dis tout le temps : ma grand-mère, elle est morte sans être morte. Elle est là sans être elle-même, devenue une autre elle-même. À la fin, le personnage de Boris dit : « Je serai là, même si je ne suis plus. »
A.S.E. : Malgré la dureté du thème ou, disons plutôt, avec cette dureté-là, le traitement dramaturgique intègre des éléments très comiques. On rit beaucoup.
S.P. : La maladie d'Alzheimer peut faire pleurer comme elle peut faire rire. Elle fait faire des choses absurdes. Il y a l’aspect tragique de se dire : « Mais où va notre mémoire ? », mais il y a aussi des trouvailles poétiques dans le langage via la maladie. Des choses touchantes, drôles, cocasses qui peuvent apparaître. Le robot est sur le même registre : son langage peut être poétique, surprenant, absurde. Toutes les scènes de dialogue sont remplies de quiproquos, de gens qui ne se comprennent pas, qui parlent avec un décalage l’un par rapport à l’autre. Le robot qui ne connaît pas tous les mots et le patient qui utilise un mot pour un autre. Ça crée des situations de rire. Le théâtre que je veux faire travaille l’humour. Il y a des choses angoissantes, à la fois angoissantes et drôles. J’ai l’impression que les gens ne ressortent pas angoissés du spectacle parce que, justement, il propose un regard décalé. C’est à cet endroit-là, je pense, que quelque chose reste transmissible.
Après une première au Cresco à Saint-Mandé et une exploitation de 12 dates cet hiver au Théâtre de la Reine Blanche à Paris, le spectacle sera repris la saison prochaine dans plusieurs théâtres d'Île-de-France, avant d’être présenté au Festival d'Avignon en juillet 2026.
Ariana Saenz Espinoza
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