Le titre, plein de malice, de joyeuses euphonies, d’une possible polysémie, sonne comme un dernier hommage aux paysans madrés de l’enfance de l’auteur. Ceux-ci, de fait, ne sont jamais loin dans cet ouvrage qui se concentre toutefois (tout du moins dans la première partie) sur les objets qui étaient les leurs avant la modernité, c’est-à-dire l’électricité, les tracteurs. La quinzaine de photographies en noir et blanc prises par l’auteur et par lui insérées dans le volume nous montre d’autres objets, que ne décrit pas le texte ou alors (mais rarement) en les plaçant plusieurs pages plus loin, à l’autre bout du livre, dans une sorte de jeu de cache-cache qui peut étonner le lecteur et qui renvoie muettement à l’humour léger du titre. Pourtant le livre ne se résume pas à quelques facéties, fussent-elles heureuses et judicieuses. Sous la plume et à travers l’objectif de Jean-Loup Trassard, c’est un monde qui ressurgit, une vie très éloignée de nos existences guettées par le virtuel et la dématérialisation en cours, un univers où les objets comptaient mais qui a disparu.
Dans la première moitié du livre, l’auteur procède à une sorte de recension des outils et ustensiles qu’il a trouvés chez lui, dans la maison qu’il habite et où il est né. Il en présente d’autres également, qu’il a récupérés, sauvés de l’oubli auquel ils étaient voués par leurs propriétaires partant à la retraite, quittant leur exploitation agricole sans repreneurs pour leur succéder. Mais parmi tous les objets qui l’entourent, l’écrivain s’en tient à ceux qui nécessitent une manivelle. Le choix étonne et pourrait passer pour arbitraire, incongru, insignifiant. Jean-Loup Trassard y voit pourtant ce que nous n’aurions peut-être pas vu sans lui, à savoir des objets emblématiques d’une époque commençant avec le néolithique, les débuts de l’agriculture et de l’élevage. Il y fait allusion quand il décrit, non sans émotion, « ce moulin de fer et d’acier », le moulin à farine, qui « est quand même le descendant lointain des meules en pierre déterrées au Moyen-Orient, que les archéologues datent de quatorze mille ans ! ». Et c’est aussi avec des yeux d’archéologue qu’il nous invite à considérer le pile-heudins (le heudin étant le nom local de l’ajonc) qui sert à hacher cet épineux pour nourrir vaches et chevaux, la baratte, « vaisseau de bois en forme de tonnelet couché sur quatre pattes », le coupe-racines, le broyeur de pommes, « que l’on nomme couramment ″moulard″ », le pressoir d’où sortira ce qui deviendra, la fermentation achevée, ce cidre si rafraîchissant après l’effort, le maniement de toutes ces manivelles dans les loges (les cabanes particulières où dormaient autrefois les domestiques), greniers et hangars des exploitations agricoles bien connus de l’auteur.
Cela dit, la manivelle, si nécessaire au bon fonctionnement de tous ces appareils d’autrefois, n’est selon l’homme de lettres qu’« un intermédiaire », « une tige de fer coudée en angle droit ». Mais elle permet d’enclencher des mécanismes, des engrenages, elle symbolise une civilisation parfois méprisée et pourtant si ingénieuse. La chose, d’ailleurs, comme « le mot, qui tient évidemment à la main, vient sans doute du latin manicula en passant par des formes du Moyen Âge où lui fut ajouté un second L ». Comme dans Causement (2012), l’auteur a pour ambition de montrer que cette société agraire possède aussi sa noblesse. En témoigne la façon de parler de ces paysans mayennais. L’écrivain n’a de cesse de rappeler les étymologies latines de cette langue rugueuse, rapprochant un terme en usage dans ce qu’on nomme parfois avec mépris le patois d’un mot usuel en ancien français. De sorte qu’il arrive que le lecteur ait l’impression d’entendre leurs paroles pour ce qu’elles sont, non pas des propos abâtardis par l’âpreté de leur vie mais des expressions héritées d’une civilisation pluriséculaire. Jean-Loup Trassard aimerait maintenant « mettre la manivelle dans la main de [son] lecteur ». Il serait heureux de nous faire toucher du doigt ces objets qui disent à leur manière le secret des matières et sont comme des « intermédiaires entre notre corps et le bois, la terre, le fer… ». Il souhaite aussi nous emmener dans cette vie d’avant l’électricité et la mécanisation, les tracteurs et l’agriculture industrielle. Dans la plupart des fermes, l’eau ne coulait qu’à un seul robinet, « dehors, près de la porte », et avant les bottes en caoutchouc, c’est chaussé de sabots de bois que l’on pataugeait « dans la boue des cours et des chemins ». Le livre, on l’aura compris, n’a rien d’une rumination mélancolique et nostalgique du bon vieux temps.
Dans d’autres ouvrages, Jean-Loup Trassard a souligné que la dureté de l’existence à la campagnarde n’excluait pas la détente, l’espièglerie. Si le titre du livre n’est pas exempt de malice, c’est aussi parce qu’il joue sur nos attentes. En en prenant connaissance, en en parcourant les premières pages, beaucoup de lecteurs voudront comprendre que les valets du titre ne sont pas des domestiques, contrairement à ce qu’on pourrait croire trop facilement, mais ces pièces métalliques utilisées par les menuisiers sur leurs établis pour bloquer l’objet travaillé. Or, nouveau clin d’œil, il n’en est rien : il s’agit bien, effectivement, de ces hommes qui se louaient dans les exploitations agricoles jusqu’aux années soixante. Et toute la seconde moitié de l’ouvrage, répondant au rythme binaire du titre, va consister en une émouvante évocation de ces domestiques. L’écrivain rappelle leur pauvre hiérarchie (le premier valet, chargé de l’attelée, son aide plus jeune ou « trop vieux pour tenir les chevaux », la servante), leur salaire de misère, leurs origines (orphelins de l’Assistance publique ou enfants de familles trop nombreuses), leur sort quand le vieillissement ou un accident les écartait définitivement des travaux et des jours pas forcément bucoliques. Sont détaillés leurs logements, un cabanon parfois au milieu de la cour, leur lit qui occupait presque toute la place, ce que l’on tolérait d’eux pendant les repas et ce qu’ils devaient s’interdire. Leur dénuement, surtout, est souligné, les quelques hardes qu’ils possédaient, tenant toutes dans une « armoire pas trop grande ». Leur absence de biens contraste alors discrètement mais presque cruellement avec tous les objets réunis dans la première partie du livre, autour des manivelles qu’ils maniaient eux aussi, pourtant. Selon les besoins des champs et l’humeur du « patron », qui n’hésitait pas à les remplacer en cas de mésentente, pour un mot plus haut que l’autre, ils passaient d’une ferme à l’autre. Trois de ces commis pourtant, qui se sont succédé dans l’exploitation voisine de sa maison, sont devenus des amis que l’auteur évoque avec chaleur dans les dernières pages. Mais il ne regrette pas la fin de ce métier quand l’État, pensant les protéger, a imaginé de faire payer par leurs employeurs une protection pour leurs vieux jours. Les cultivateurs ont préféré se débarrasser de leurs commis plutôt que de supporter cette charge supplémentaire (il est vrai que dans cet après-guerre, leurs revenus n’étaient guères opulents !). Maintenant que les machines sont passées dans les champs, ceux-ci, désormais, sont vides. Depuis que les engrais de l’industrie chimique ont empoisonné durablement les terres, ils sont morts, aussi. Doit-on regretter ce mode de vie ? La question ne se pose plus, selon Jean-Loup Trassard, chantre d’une civilisation qu’il a connue et qui s’est éteinte dans le silence et dans l’oubli, en même temps que les oiseaux qui l’égayaient et qui ne chantent plus, disparus eux aussi.
Thierry Romagné
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