S’il n’a pas vraiment élucidé la question, du moins Cédric Duroux a-t-il mené jusqu’au bout un parti pris : celui de décrire sans fioritures ni métaphores, sans voile ni circonvolutions, la vie sexuelle de trentenaires libérés, sans fausse pudeur, mais dont le récit se borne à la vie sexuelle, qui devrait, semble-t-il, nous en dire plus sur l’état de la société. La sexualité sur Skype ou sur des sites spécialisés rythme les jours d’un jeune homme, les rencontres au plus intime des corps qui s’exposent et avec lesquels et par lesquels il obtient une éjaculation comme une délivrance de tout un mal de vivre. Tout cela joue sur le paradoxe de la proximité sexuelle la plus grande et de la distance maintenue, d’un partage au plus intime et d’une fuite, de partenaires sexuels sans visage et d’identités qui se dérobent.
Centré sur les dilemmes d’un jeune homosexuel cherchant le plaisir mais confronté au fameux coming out qui fait les beaux jours des confidences contemporaines, ce livre n’atteint pas toujours la puissance littéraire d’un Eddy Bellegueule[1] ; le coming out fait ici un flop, certes le père refuse la sexualité de son fils, mais la mère, comme l’ensemble de la société, accepte une situation si commune aujourd’hui. Bref, tout est possible, mais cette liberté n’efface pas l’angoisse car, on l’imagine, et l’auteur par un certain silence et une grande retenue le suggère peut-être, la question du sens est au-delà du sexe. Le récit s’attache aussi à un couple hétéro mais bisexuel, et à la maternité d’une jeune femme qui, dépassant le hasard biologique qui aurait fait d’une passade un père, préfère la paternité amicale d’un compagnon et reste toujours à la recherche de nouveaux partenaires.
Avec une constance et une répétition accablantes, Cédric Duroux ne nous épargne rien de ces rencontres, virtuelles surtout, mais qui n’en déclenchent pas moins une peur du sida irraisonnée. Nous suivons au fil des pages ces relations quotidiennes attendues ou provoquées sur le net, qui procurent une jouissance jamais heureuse et donc à réitérer, tant les corps sur les écrans se dérobent, tant le plaisir est triste ou plutôt insatisfaisant. L’émotion n’a pour manifestations que les signes corporels et, dans ce registre restreint, les souffrances se traduisent par les larmes, les maux de tête, les vomissements souvent associés à l’alcool. L’angoisse du sida, même lors de rapports virtuels, et la peur du jugement des parents comme de l’ensemble de la société tissent l’horizon d’un quotidien que l’on ne voudrait pas partager. Dans l’univers de Lucian Freud, lors d’une visite à la Tate Modern Gallery, avec ses corps dévastés et douloureux, son atmosphère irrespirable de solitude, le jeune homme se reconnaît, sans pathos toutefois, car l’amitié et la solidarité sont manifestes et permettent de surmonter les épreuves d’une homosexualité jamais vraiment accomplie. Les rapports entre les amis du night-club paraissent calqués sur les campagnes de big hug tant prisées sur Facebook, touchent parfois la rue et créent des liens non plus virtuels mais bien réels – et furtifs. Le jeune homme qui s’attache aux anonymes connaît même la jalousie. À celui qu’il n’a jamais vu mais avec qui il partage des jeux sexuels le soir sur son ordinateur, il pose la question : « Sommes-nous un couple ? »
La dissociation entre sexualité et amour est fragile. En mettant trop de distance et en banalisant l’acte sexuel, le jeune homme cherche autre chose, qui peut-être conclura sa quête quand l’anonyme de passage en Europe partagera son lit et qu’il découvrira un visage, un regard et la tendresse. La grande perspicacité de l’auteur est de rester un observateur neutre, tout comme la langue qu’il emploie, descriptive, distante, à laquelle il mêle un anglais que l’on pourrait qualifier de « numérique » tant il reflète les pratiques linguistiques d’une génération connectée formant peut-être ainsi une novlangue ou, en tout cas, une langue partagée par les jeunes citadins. Ce roman, comme un laboratoire d’observation, nous laisse perplexes mais pourrait illustrer un chapitre de sociologie descriptive des mœurs contemporaines.
Il laisse ouvertes bon nombre de questions auxquelles justement s’attelle la Correspondance indiscrète, qui nous fait revenir à une littérature somme toute classique. Cette correspondance entre deux écrivains a d’abord pour objet la littérature, et ensuite les modalités d’écriture de la vie sexuelle. Deux ou trois générations séparent les deux auteurs. Dominique Fernandez y écrit sa propre histoire intime, Arthur Dreyfus apprend le passé mais partage les mêmes références littéraires. Ce qui pouvait transparaître dans Porporino ou dans L’Étoile rose se dit ici avec les mots d’une souffrance et d’un opprobre aujourd’hui dépassés. Dominique Fernandez confie à son jeune interlocuteur : « Quel bonheur de vivre aujourd’hui ! » Pour s’en expliquer, il retrace, à travers l’histoire de tout un pan de la littérature, le long chemin de cette liberté nouvelle. Le jeune Arthur Dreyfus, qui a pu écrire Histoire de ma sexualité[2],enest une illustration. En connaisseur des auteurs ayant fait de la sexualité leur sujet central, le jeune écrivain, qui rompt avec l’abstraction sur la sexualité pour mettre des mots sur la vie corporelle d’un adolescent, analyse les procédés littéraires, de Georges Bataille à Hervé Guibert ou Tony Duvert, et se demande si un livre consacré à la sexualité est encore de la littérature, si la métaphore et le voile, la suggestion plutôt que la description, sont nécessaires à la dimension littéraire d’une œuvre.
La question récurrente oblige à penser la différence établie entre la littérature, son objet et le combat social qu’elle cherche à livrer. Peut-être est-ce la position générationnelle de Dominique Fernandez qui le fait pencher pour le détour plutôt que pour la description ; ainsi, il écrit : « Le roman de Laclos nous plairait-il autant si les liaisons dangereuses étaient des liaisons étalées ? » Il choisit « la voie oblique qui surprend », celle qui fait un écrivain. Il admire Jean Genet, sa fascination pour la beauté virile. C’est la littérature érotique qu’il préfère, celle « d’un Grec égaré en taule » et qui rejoint Platon dans sa célébration du beau. Pour finir, il concède que le partage de la vie intellectuelle avec ses compagnons était tout aussi nécessaire que le sexe – et, pourquoi pas, une forme d’amour. Le mot semble désuet, on ne sait plus ce qu’il évoque, mais il demeure pourtant l’horizon vers lequel tendre. Arthur Dreyfus refuse la coupure entre sexe et amour, elle perd son sens puisqu’il doit affronter un monde dans lequel « la chair n’est plus incarnée » et qui se mesure en pixels. Appartenant à la génération de Cédric Duroux, il rejoint la problématique du statut littéraire du sexe mais choisit une autre voie, car « au cru il faut ajouter une épice » pour le rendre comestible ! Dominique Fernandez écrit : « si nous pouvons faire n’importe quoi aujourd’hui, est-ce une raison pour dire tout ce que nous faisons ? » ; et il ajoute : « Après avoir été opprimé, le sexe nous opprime. » Arthur Dreyfus sait aussi qu’il « a voulu tout dire pour qu’il ne reste que les secrets ». Peut-être est-ce là l’ultime espace dévolu à la littérature.
[1] Édouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014.
[2] Gallimard, 2014.
Laurence Podselver
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