« Je ne peux oublier / Le crépuscule parfumé sous le / Dais de ma chevelure noire, / Lorsqu'on se réveillait pour faire l'amour / Après une longue nuit d'amour. »
À l’exemple de Pierre Louÿs publiant les mystificatrices Chansons de Bilitis (1894) prétendument issues d’un papyrus retrouvé, Rexroth avait imaginé une jeune fille japonaise de Kyoto, Marichiko, chantant les sentiments qu’elle éprouvait pour son amant de passage et leurs étreintes folles. Nimbé de cet amour sublime décrit par Benjamin Péret, il donnait là une pièce qui intrigue encore les exégètes. Comme l’indique son traducteur, Joël Cornuault, « Rexroth, s’il ne manquait pas d’humour, n’était pas coutumier des jeux littéraires anodins et […] il ne s’était pas livré à celui-ci dans l’intention de lancer une bombinette publicitaire sur les tables des libraires. Toute sa vie il avait chanté l’amour et le temps qui passe sans se dissimuler derrière un masque […] La raison de sa petite ruse devrait donc être cherchée ailleurs, dans un désir de reprendre à son compte, en profondeur, jusqu’à l’identification la sensibilité féminine exprimée par les femmes poètes d’Extrême-Orient ».
Fasciné par l’audace du recueil de trois cent quatre-vingt-dix-neuf tankas des Cheveux emmêlés [i] de Yosano Akiko (1878-1942), authentique grande figure de la modernité japonaise, il composa en expert amoureux des vers délicats découpés comme des haïkus. « Deux fleurs dans une lettre. / La lune s’enfonce dans les collines lointaines. / La rosée trempe les bambous. / J’attends. / Les criquets chantent toute la nuit dans le pin. / À minuit les cloches du temple sonnent. / Des oies sauvages crient dans le ciel. / C’est tout. »
Désormais lui-même un classique, Kenneth Rexroth a trouvé dans cet ensemble un équilibre subtil où le poème d’amour s’engage à la fois sur les voies de la crudité, de la concision et de l’élégance, forgeant l’alliance de pensées bouddhiques et mystiques avec la tristesse naissant d’un amour mourant doucement. Comme Jack Kerouac, son cadet de dix-sept ans, ou le Français Claude Pélieu tombant amoureux à la fin de sa vie et en trois vers d’une punkette croisée dans la rue, Rexroth aura été touché par la force du poème traditionnel japonais, par sa capacité à exprimer la sensualité, la finesse des sensations et le ténu d’une pensée : « Je tiens ta tête serrée entre / Mes cuisses, et appuie contre ta / Bouche, et pars à la dérive / Sans fin, dans un bateau / Orchidée sur la Rivière du ciel. »
Si la mystification signalait l’auteur malicieux, la grâce de son répertoire et la puissance de son talent ont achevé de convaincre du caractère essentiel de l’œuvre de Rexroth. L’étendue de son registre – constatée avec Les Classiques revisités (Plein Chant, 1991), L'Automne en Californie (Fédérop, 1994) et les Constellations d'hiver (La Brèche, 1999), les trois livres publiés en France dans les traductions de Joël Cornuault – le place parmi les principaux poètes américains du siècle dernier. C’est aujourd’hui la version bilingue des chants frémissants de la belle Marichiko qui donne le vertige.
[i]Traduction de Claire Douane, Les Belles Lettres, 2010.
Eric Dussert
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