Philippe Le Guillou livre dans La Route de la mer une nouvelle et puissante variation sur les figures d’artistes, en jouant cette fois d’un personnage bifrons, comme d’un disque vinyle à double face : d’un côté, le narrateur, professeur et sculpteur ; de l’autre, sa sœur, Anna Horberer née Tugdual, immense pianiste et concertiste, spécialiste de Liszt, de Chopin et de Schubert, elle-même mixte des sœurs Quéfellec et de Brigitte Hungerer. La gémellité des perceptions (déjà explorée dans Le Bateau Brume, Gallimard 2010), tout autant que leur singularité et leur étanchéité contribuent à un effet d’emboîtement de la vie de la musicienne dans le regard du plasticien. S’y lit une tendresse infinie pour cette femme, à laquelle il s’adresse tout au long du roman, malgré son mariage avec l’ancien grand ami d’adolescence, le frère, l’autre Grand Meaulnes, qui a tout lu et qui s’émeut au souvenir du suicide de Montherlant. Rendue deux fois inaccessible par la fraternité et par le rite, elle se trouve sublimée en « madone », « sœur tutélaire », « enchanteresse » et « prêtresse », fixant ainsi dans la symbolique du roman sa proximité (sainte Anne) avec Marie. Les projections familiales autobiographiques – dont l’auteur se défend fermement dans les entretiens qu’il a pu accorder – portent sans doute moins sur la question de la sœur réelle que sur la grand-mère de l’auteur, Anna, dont la pianiste porte le prénom et dont Philippe Le Guillou a parlé dans Les Marées du Faou comme l’une des grandes figures de sa mythologie d’enfance. On perçoit aussi les accents tristes d’un hommage indirect rendu à Hélène, sœur en sensibilité, dont le départ pour l’autre rive est raconté de manière si poignante dans Fleurs de tempête (Gallimard, 2008).
La variation romanesque cherche ici la recomposition des repères en s’emparant d’un regard musical sur le monde et sur la signification d’une interprétation. Si la musique est présente dans maints romans et essais de l’auteur (on lira avec curiosité Déambulations I et II, où hommage est rendu à de nombreux musiciens contemporains, dont Éric Tanguy), c’est la première fois que l’intertexte d’une partition sert à ce point de bande-son à l’intégralité d’un récit de deuil et de vie. La vallée d’Obermann, comme les Harmonies poétiques et religieuses, convoquées à intervalles réguliers, davantage encore que les œuvres de Schubert, réactivent la complexité du jeu d’Anna et sa prise physique autant que spirituelle sur cette vie qui lui échappe : « Je plains ceux qui partageront ma vie, s’il s’en trouve. Le piano, c’est mon premier et mon unique amant. » Autour de ces deux figures placées comme planètes satellisées et égoïsmes liés au centre du système narratif s’édifient les paysages : falaises d’Angleterre, quartiers de Londres, presqu’îles du Finistère (Gracq, toujours), villes détruites et reconstruites (Le Havre, figure transposée de Brest), maisons dans les hauteurs, châteaux, villas fragiles et, partout, ces routes vers la mer, qui mènent à la fois au vide et à la contemplation ultime.
La voix des personnages évolue entre la douleur, l’amertume et une forme de vitalité nerveuse commune aux deux créateurs. L’immatériel de la musique et la matière des paysages se croisent au long d’un récit où la gloire d’avoir installé de lourdes statues de bronze dans la Tamise ne pèse rien face au sublime des Harmonies. On suit la trajectoire brillante de l’interprète, on assiste à la séparation du premier couple des frères, à la composition du nouveau couple et à la tension qui en résulte pour le frère délaissé, bientôt adopté par un père symbolique, solitaire collectionneur de tableaux d’Eugène Boudin. Ailleurs, les trajectoires individuelles triomphent. La maladie annoncée, le dos de la pianiste rongé par les métastases, vient pourtant briser net cet élan vers la gloire.
La mort à l’œuvre sera la grande initiatrice. Le récit quitte alors l’état de suspens délité et névrotique qu’affectent souvent les romans de Philippe Le Guillou (« Le temps ruisselle, il ne passe pas. ») : c’est, dans la seconde partie du roman, l’urgence et la folie qui dominent, où l’atmosphère pesante d’un artiste en fin de règne fait entendre le cri d’une femme qui se sait perdue. Contre l’écrasante avancée du malheur et de la fin du jeu, les lieux constituent les tours de vigilance d’une vie où s’abrite l’intensité : salons poussiéreux, vérandas suspendues, bureaux, salles de répétition, cabinets, cabanons, isolements forestiers ou maritimes. Tout autour, mais pas sans contact, l’histoire suit son cours : on ne peut qu’être frappé, ici comme dans les cinq romans qui précèdent, de la persistance des leitmotivs politiques, plus discrète ici que dans Les Années insulaires (Gallimard, 2014, titre qui résonne encore dans « l’atelier insulaire » du narrateur), mais bien active.
Cela crée un effet de retour des époques, des figures et des personnages, comme si l’on assistait à la constitution, chez Philippe Le Guillou, d’un cycle général sur les années de l’après-de Gaulle. La perspective change, les personnages sont plus ou moins à distance des grands mouvements d’opinions, mais depuis L’Équinoxe (Gallimard, 2005), l’acuité du regard sur cette période confine à la fascination. On risquera à ce propos un parallèle synesthésique : de la palette des Sept Noms du peintre (Gallimard, 1997) au clavier d’Anna Tugdual, en passant par les lamelles métalliques multicolores de la chambre d’Agam (Les Années insulaires), le romancier fait converger la symbolique métaromanesque et autofictionnelle vers l’infini des compositions et des accords, donnant à l’intratextualité sensible de son écriture une signification particulière : sonder ce qui, dans un être, fait qu’il se tient debout, jusqu’au dernier souffle, que sa foi soit offerte à un Dieu, à un art ou, plus simplement, plus tragiquement peut-être, à une âme sœur.
Luc Vigier
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