Partons du commencement, c’est-à-dire du latin, via le Gaffiot. Crudelitas : dureté, cruauté, inhumanité. Crudesco : ne pas digérer, devenir violent. Crudus : saignant, non cuit, blessure non cicatrisée, lecture mal digérée, dur, insensible. Cruentus : inondé de sang ; sanguinaire, cruel.
La cruauté serait d’abord le résultat d’une indigestion, causée par une nourriture mal préparée, avariée ou trop crue. Mal digérer rendrait violent, jusqu’à faire couler le sang. Mal digérer, c’est ne pas assimiler, ne pas faire sien un aliment, une doctrine, une habitude… Si on fait semblant d’avoir digéré, on n’est pas nourri, ce qui rend avide, haineux, rachitique, etc. Reste la question : d’où vient qu’on ne soit pas capable de digérer ? qu’est-ce qui fonctionne mal dans l’appareil digestif ?
Venons-en à la définition « moderne ». Le terme apparaît vers 1150. Cruëlté : tendance, plaisir à faire souffrir. Voyons le Littré : « Penchant à infliger des souffrances et la mort. Exercer sa cruauté contre des innocents. » On peut alors transformer la question initiale : qu’est-ce qui fonctionne mal dans l’appareil psychique ?
Parler d’appareil psychique, c’est revenir à Freud. Celui-ci nous plonge dans un monde de cauchemar : « Les scènes sexuelles […] incluent toutes les transgressions connues des débauchés et des impuissants qui mésusent des cavités buccales et du rectum à des fins sexuelles. […] Toutes les conditions étranges dans lesquelles se déroulent les relations amoureuses du couple inégalement assorti […] toutes ces incongruités grotesques et cependant tragiques impriment, dans le développement futur de l’individu et de sa névrose, un nombre incalculable d’effets durables… » [1].Est-ce de la cruauté ? Oui, si l’adulte fait mal à l’enfant ou s’il sent qu’il en gardera des séquelles « psychiques ». Cet adulte n’a pas digéré quelque chose lié au sexe, et c’est pourquoi il fait souffrir l’enfant : il l’humilie, le force, le souille, etc.
Les abuseurs les plus cruels – insistera plus tard Ferenczi[2] – sont des personnes qui ont subi un grave déficit affectif durant l’enfance. Leur personnalité a été écrasée ou déniée constamment, et probablement par l’un des parents (l’autre étant aussi victime) ou les deux. Dans cette sorte de chaos violent, les enfants se sont peu à peu insensibilisés. Arrivés à l’âge adulte ou adolescent, la rage d’avoir été maltraités peut enfin s’exprimer, et ils tuent ou torturent d’autres personnes pour faire baisser la tension – la douleur – extrême qui les habite en permanence. Et s’ils s’attaquent à des inconnus – cas des « monstres psychosexuels » –, c’est un déplacement ou une confusion, voire une inhibition face à ceux, qui continue parfois à les terrifier ou à les fasciner.
Au-delà de ces abuseurs d’enfants, Freud constate tous les jours – avec ses patients et dans de vastes populations – que le désir de faire mal (sinon le mal) est constamment présent, même s’il est parfois assoupi ou discret. Il a observé des actes de destruction de soi et d’autrui, les deux étant souvent associés : forte dépréciation de soi entraînant l’inactivité ; cruauté envers des personnes plus jeunes (notamment entre enfants) ; jouissance sexuelle obtenue en infligeant de grandes souffrances à autrui ; désir constant d’humilier, de dominer, de faire des autres des esclaves vivant dans une peur abjecte. Ces conduites, vues avec la loupe de la psychanalyse, sont présentes dans toutes les classes de la société, plus ou moins habilement dissimulées.
Dans ses premières années de foisonnante théorisation (1895-1905), Freud ébauche plusieurs lignes causales entre perversions et névroses. Jusqu’à trouver que la cruauté est native, congénitale (1905). Chez les pervers, elle ne fait qu’amplifier le fonds commun qui se constitue chez tout enfant dès le plus jeune âge. Cette pulsion cruelle dérive de celle de maîtriser – d’autant plus forte et incontrôlable que l’enfant ne maîtrise effectivement presque rien. Aussi va-t-il infliger à d’autres enfants (et à ses animaux favoris) des douleurs physiques auxquelles il ne voit aucun mal.
D’un autre côté, partant du constat des sentiments ambivalents des enfants envers leurs parents (au sens large) – désir d’éliminer le père et de posséder la mère (avec une inversion partielle chez la fille) –, on remonte, dans un lointain passé, à un acte de cruauté initial. Entre en scène ce père primitif tout-puissant qui prive ses fils des femmes et, au besoin, les chasse ou les châtre (1913). Notons que le rôle des femmes est entièrement passif.
Freud n’est pas satisfait de cette explication, car elle demeure circonstancielle, historique. De plus, il ne peut ignorer la contradiction entre une explication plutôt « environnementale » (l’impuissance native de l’enfant) et une explication surtout « génétique » (la transmission sans variation de la situation initiale : le « complexe nodal »). Pour enjamber l’obstacle, de manière très théâtrale (façon Sophocle et Shakespeare), il en vient à estimer (1920) que, si l’on remonte jusqu’au bout la chaîne des causes, en outrepassant les diverses étapes de la vie individuelle et de l’évolution de l’espèce, on parvient à une « pulsion de mort ». Car au fil du temps il a observé :
- Qu’il existe un désir de détruire d’autres humains (ou vivants ou objets), sans la justification que seraient l’autodéfense, la panique, l’erreur sur la personne, la confusion mentale, etc., et sans la moindre manifestation de regrets ou de remords.
- Que la recherche de la souffrance peut être aussi intense que celle de la jouissance (masochisme primaire, narcissisme primaire, sadisme).
- À quel point des traumatismes anciens peuvent être indéfiniment « rejoués » sur la scène psychique (« compulsion de répétition »).
Cette compulsion de répétition, qui intrigue Freud au plus haut point, est ce qui le conduit à l’idée que l’organisme vivant aimerait avoir la vie la plus simple possible et même retourner à un état d’« avant » la vie : inorganique, décomposé, dissociée, désintégré. On ne peut le prouver mais il faut le supposer. C’est alors que surgit sur scène l’éternel combat entre Éros et pulsion de mort.
Freud aurait pu aussi parler de Hitler et du parti nazi. Il y fait de brèves allusions, surtout dans sa correspondance et, heureusement pour lui (il est mort en 1939), il ne connaît pas le fin mot de l’histoire. Il pourrait rappeler que les nazis traitent les juifs de « parasites » de l’humanité (« des puces et des punaises », clamait Goebbels en 1934), qui, laissés libres d’agir, l’infecteront et la détruiront. Il pourrait même écrire : « Là où le Moi était enfin advenu, le Ça revient en force. » Et ajouter que ces conduites sont, à terme, autodestructrices, car les autres peuples n’acceptent pas d’être dominés par les Allemands, et les juifs n’acceptent pas d’être traités comme une espèce inférieure qu’on peut écraser sans état d’âme[3]. Ce serait encore une preuve de la pulsion de mort, tournée aussi contre soi-même[4].
Cette exploration freudienne nous inspire d’autres questionnements.
Les pervers ont l’air d’être devenus insensibles. En ce cas, peuvent-ils jouir de la souffrance des autres ? Sinon, pourquoi les torturer ? Ou alors, faut-il penser qu’ils sont la proie de leurs passions plus que les autres humains et, par suite, qu’ils ne jouissent pas de la souffrance d’autrui ?
L’analyse des relations primaires entre mère et enfant ne conduit-elle pas, dans certains cas (notamment l’abandon), à des angoisses primaires accrues chez l’enfant, se manifestant avec une telle violence qu’elles peuvent entraîner, bien plus tard, des actes de cruauté irrépressibles ?
Admettons un père castrateur, donc cruel. Pourquoi agit-il ainsi ? Qu’a-t-il subi pour en arriver là ? Il ne cherche pourtant pas à retourner à un état inorganique. Quid, dans ce cas, de la pulsion de mort ?
Est-il possible que la « civilisation » se désintègre, comme si un barrage se rompait, si les pulsions destructrices sont contenues mais non éduquées ? Peut-on admettre l’extension de la théorie freudienne à une telle échelle ?
La cruauté reste une énigme.
[1] En avril 1896, lors d’une conférence devant ses confrères de l’Association viennoise pour la psychiatrie et la neurologie.
[2] Notamment dans son Journal clinique (1933), une des plus belles productions de la psychanalyse.
[3] La question des diverses attitudes des juifs envers le nazisme, entre 1933 et 1945, déborde du cadre de cet article.
[4] Dans une directive datée du 20 mars 1945 adressée à tous les commandants de la Wehrmacht et à la haute administration du NSDAP, Hitler écrit : « Toutes les infrastructures de l'armée, de transport, d'information, de l'industrie et de ravitaillement tout comme les biens matériels se trouvant à l'intérieur du territoire du Reich, que l'ennemi pourrait utiliser de quelque manière que ce soit pour mener son combat immédiatement ou dans un futur proche, doivent être détruits. »
Michel Juffé
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)