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Sac d'os sans cœur

Article publié dans le n°1154 (01 juil. 2016) de Quinzaines

Vitrine en cours Au son des tibias La camarde est une drôlesse sans cœur. Maurice Roche, qu’elle taraudait beaucou...

Vitrine en cours

Au son des tibias

La camarde est une drôlesse sans cœur. Maurice Roche, qu’elle taraudait beaucoup, avait su la prendre avec humour dans Macabré ou Triumphe de Haulte Intelligence (Seuil,1979)et dans Camar(a)de (Arthaud, 1981). Mais c’est avec pincettes et dévotion que le musée de Strasbourg a choisi de l’accueillir en la flattant. Son exposition Dernière danse : L’imaginaire macabre dans les arts graphiques, qui se tient jusqu’au 29 août prochain, retrace l’histoire de la danse macabre, représentation de la mort sous la forme du squelette ricanant de son intrinsèque méchanceté égalitaire. Un catalogue a paru, compilant toutes ces faces ricanantes (Musées de Strasbourg, 208 p., 32 €). C’est un travail au contenu riche, composé par Frank Muller, Philippe Kaenel et Florian Siffer, destiné à couvrir l’histoire du genre depuis l’illustrateur anonyme du Livre de raison (1785), la Chronique de Nuremberg (1493), illustrée par le maître de Dürer, Michael Wohlgemuth, puis Holbein et consorts jusqu’aux œuvres contemporaines qui se sont saisies en Occident du corps mort et bien sec. N’y manquent en fait que les tee-shirts et sacs à main à clous dorés dont l’histoire de la mode va se souvenir et qui posent cette question : pourquoi leurs propriétaires souhaitent-elles incarner, lorsqu’elles roulent des hanches à l’instar de squelettes de dessins animés, une figure de la mort, goguenarde certes mais repoussante ?

L’os moderne

L’un des rénovateurs du genre est le Munichois Joseph Kaspar Sattler (1867-1931), auteur d’une Danse macabre en seize planches particulièrement remarquable. Elle fut conçue en 1894, alors qu’il enseignait à l’École des Arts décoratifs de Strasbourg. Vincent Wackenheim vient de consacrer une magnifique monographie à cet artiste et à son œuvre très novatrice, Joseph Kaspar Sattler ou La Tentation de l’os (L’Atelier contemporain, 208 p., 30 €). Sattler aura fait impression sur de grands créateurs, à commencer par Edvard Munch, qui remarqua ses autoportraits au crâne apparent. Annonçant des artistes comme Edmond Bille ou Frans Masereel, qui renouvelèrent à leur tour le genre, il méritait cette étude très bien illustrée et documentée.

Retour de la refoulée

Aujourd’hui, c’est probablement le dessinateur Frédéric Coché qui nous conduit au plus près de l’esprit de la danse macabre. Les gravures de son nouvel album Hortus Sanitatis (Fremok, 39 p., 18 €) composent un récit sans paroles jouant avec les œuvres peintes d’autrefois. Serti d’images magnifiques, c’est un memento mori tragique, drôle et incroyablement moderne, que l’on peut offrir sans rougir de son impertinence. Mais, on le sait, la mort elle-même est sans vergogne : « Elle s’empare de l’être souffrant – / l’attrape sans trop prendre de gants / le remet dans la penderie » (Christian Morgenstern, Les Chansons du gibet, traduit de l’allemand par Jacques Busse, Le temps qu’il fait, 2001). On le constate aussi dans les Noirs desseins de Walter Draesner, un autre Allemand dont les vingt-deux papiers découpés réunis en un rare recueil en 1922, remarquables de finesse et d’intensité, faisaient dire à l’ironique critique Max von Boehn que le sujet était d’actualité dans une « Allemagne où un peuple entier est condamné à mourir ». Cet objet de haute bibliophilie vient d’être réédité aujourd’hui au prix de 5 € (Musées de Strasbourg). Depuis 1914, la mort s’est beaucoup démocratisée.

Dépouilles en montre

À la fin du XIXe siècle, on visitait les dépouilles en famille. Souvenons-nous de l’engouement pour le minois de L’Inconnue de la Seine, cette première star du happening muet, et pour cause, sur laquelle a enquêté Didier Blonde (Gallimard, 2012). Le journaliste Jean Dayros écrivait un peu plus tôt, avec cet esprit qui distingue les boulevardiers : « Il faut agrandir la Morgue. Un établissement de ce genre ne peut être astreint plus longtemps à refuser du monde» (La Presse,24 octobre 1897). Il fallait alors faire la queue pour voir la mort. Cruels urbains…

Sarabande de papier

Chez Herman Koch, l’auteur du Dîner (2011), une sarabande de lettres anonymes charpente le récit de Cher Monsieur M., au terme duquel un romancier se voit mis à nu (traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin, Belfond, 470 p., 21,50 €). Koch a une nette tendance sardonique. D’ailleurs, il laisse la mort courir, marquant parfois avec délectation un « visage qui trahirait la consommation de deux paquets de Gauloises et de deux bouteilles par jour pendant vingt ans. Des puits, des cratères, des peaux mortes – un visage semblable à un fleuve pollué à la surface duquel flottent les derniers poissons, morts il y a déjà des années ». Le grand « Trepak » des Chants et danses de la mort de Moussorgski peut jouer à tue-tête pour l’écrivain « M. ». Ce roman grinçant nous propose au passage une définition du polar, « visite inquiète chez une pute ». Et Koch ajoute : « Si le livre est bon, le lecteur s’oublie. C’est tout ce qu’il attend d’un livre. Quand il ne parvient pas à s’oublier et pense sans cesse à l’auteur, le livre est raté. Cela n’a aucun rapport avec le plaisir. Quand on a envie de se faire plaisir, on s’achète un ticket pour le grand huit. »

Vengeance du mort Sans-Nom

Il n’y a pas de fête foraine à Bagdad. Des explosions, certes, mais pas de joie. Ou bien une joie discrète qui jaillit dans les cœurs lorsque la créature cousue par un brocanteur alcoolique à partir des fragments qu’il a ramassés après les attentats-suicide entreprend de venger les innombrables victimes de la violence. Frankenstein à Bagdad est le premier roman d’Ahmed Saadawi, lauréat en 2014 du « Booker Prize arabe »[i]. Il sera en librairie le 1er septembre prochain dans une traduction de France Meyer (Piranha). On y entre comme dans un roman de Naguib Mahfouz, et, dans le vestibule de maisons en ruine, des personnages apparentés à ceux d’Albert Cossery nous mènent dans une terrible farandole de djinns et de cadavres. Saadawi y soutient avec beaucoup de pertinence que la littérature illustre mieux que le reportage la cruauté du sort fait au peuple irakien. Morts, comptez-vous !

 

[i] International Prize for Arabic Fiction (IPAF).

Eric Dussert

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