L’ouvrage est bien documenté : le nonspécialiste de Heidegger y découvre des trésors (nazis) qu’il ignorait.
Il situe le trajet de Heidegger dans sa véritable perspective : un nazi, qui fabrique la justification philosophique de ce parti, puis de cet État. Son succès d’après-guerre fait froid dans le dos : l’Allemagne n’est pas, tant s’en faut, entièrement dénazifiée.
Il place devant leur responsabilité certains « intellectuels » français (« Comment ne pas être heideggérien ? », déclare l’un d’eux en janvier 2015), qui malheureusement sont légion (comme les démons de l’Évangile).
Il va crescendo dans la compréhension du nazisme de Heidegger, commençant par une présentation synthétique, continuant par un commentaire ligne à ligne (parfois trop près du texte), et finissant par démonter cette « philosophie perverse » qui reste malheureusement féconde.
La synthèse
« Le monde d’Heidegger est une forteresse vide, fermée sur un désert sans amour, sans sujets et sans liberté, sans conscience. » Les mots qu’il emploie sont des fantômes ou des fétiches, un « jargon de l’authenticité » (écrit Adorno en 1964). Son Dasein (être-là) est vide. L’Être dont il se fait le héraut et l’interprète le plus éminent (sinon le seul) est le peuple allemand, exalté par l’établissement de sa suprématie, au nom d’un nouveau commencement, qui rétablira des valeurs cachées depuis l’aube de la pensée, celle de Parménide. Un commencement ne pouvant être qu’un combat qui « doit devenir la loi la plus intime de notre être-là » (1934). Combat « spirituel », bien sûr, l’être-là (Dasein) étant incarné dans le peuple allemand. Cet « esprit » ne saurait être « l’exercice interminable de l’entendement se livrant à ses analyses, et encore moins la raison universelle. L’esprit, c’est au contraire : dans un accord au ton de l’origine, savoir s’être résolu pour l’essence de l’être. Et le monde spirituel d’un peuple n’est pas l’étage surajouté d’une culture, pas plus que l’arsenal des connaissances et des valeurs employables. C’est au contraire la puissance de la mise à l’épreuve la plus profonde des forces qui lient un peuple à sa terre et à son sang ». Le bien est alors le « vaillant », un « décider » essentiel qui n’a pas peur de la violence.
Ceci me fait penser à Mein Kampf1 : l’Aryen est le « Prométhée de l’humanité ; l’étincelle divine du génie a de tout temps jailli de son front lumineux ». Sa victoire viendra non par des idées scientifiques, mais « dans un fanatisme animateur et dans une véritable hystérie ». La doctrine raciste n’en tolère aucune autre : « elle exige impérieusement la reconnaissance exclusive et totale de ses conceptions, qui doivent transformer toute la vie publique ». Le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) doit lutter contre les marxistes, dont les thèses toxiques, comme celle de l’égalité des hommes, ne visent qu’à la domination des juifs. On doit partir du principe « qu’un homme dont la culture scientifique est rudimentaire, mais de corps sain, de caractère honnête et ferme, aimant à prendre une décision, et doué de force de volonté, est un membre plus utile à la communauté nationale qu’un infirme, quels que soient ses dons intellectuels ».
Au déguisement et à l’entortillement des mots près, on ne voit guère de différence entre Hitler et Heidegger. Qui faisait lire Mein Kampf à ses étudiants, en leur expliquant qu’ils devaient se tenir « aux côtés de la SA » (cité par Ulrich) ? C’est ce peuple vidé de lui-même et rempli de cet idéal destructeur et fanatique qu’Ulrich nomme « Golem » : « Ce nous du Dasein, vide d’humanité, Heidegger va aller le chercher dans sa glaise pour en faire une créature à sa façon et adaptée à ce qu’il appelle la nouvelle volonté allemande. C’est un Golem. »
Les textes commentés
Ce sont soixante-cinq pages de « florilège » commenté, dont je relève quelques morceaux choisis.
Dans Être et Temps (1927) : « Curiosité à tous vents et omniscience infatigable contrefont une universelle entente du Dasein. » (Descartes, Kant, Husserl… sont ici congédiés). « Si la résolution a dans sa marche rattrapé la possibilité de la mort dans son pouvoir-être, l’existence propre du Dasein ne peut plus être dépassée par rien » (très sombre : rien, pas même la mort, de soi et des autres, ne doit entraver la marche du peuple enraciné dans la conviction de sa plus haute destinée). Il est question de « puissance du destin commun » (du propre contre l’impropre, du peuple contre l’étranger).
Puis (Introduction à la métaphysique, 1935), c’est l’envolée sans réserve (Hitler est au pouvoir depuis deux ans) : « Notre peuple, en tant qu’il se trouve au milieu, subit la pression de l’étau la plus violente, lui qui est le peuple le plus riche en voisins, et aussi le plus en danger, et avec tout cela le peuple métaphysique. Mais à partir de cette destination, dont le danger ne nous échappe pas, ce peuple ne se fera un destin que si d’abord il crée en lui-même une résonance, une possibilité de résonance pour ce destin et s’il comprend sa tradition de façon créatrice. » (Commentaire d’Ulrich : un peuple mythifié et mystifié).
Puis apparaît (Apports à la philosophie, 1936-1938) la « docilité » envers un mystérieux « Dieu à l’extrême », celui qui adviendra de « l’autre commencement », manifestement opposé tant au christianisme qu’au judaïsme (et au bolchevisme qui en dérive), et orienteur de « la nouvelle volonté allemande ». Ce qui exige une lutte contre le concept d’espèce humaine (parmi d’autres), négateur des dieux. L’être-là doit marquer sa différence avec « l’expérience vécue » et la « conscience ». (Commentaire d’Ulrich : seule une élite sera capable d’aller vers ce Dieu à l’extrême – j’ajoute : n’est-il pas incarné par le IIIe Reich, empire de mille ans, qui crée sa propre divinité ?)
Pour finir, Qu’appelle-t-on penser ? (1951), où Heidegger est bien obligé de cacher cette « pensée » : « gardé parce qu’il continue à être ce qu’il faut garder dans la pensée ». (Autrement dit : n’étalons pas l’essentiel, notre adhésion sans faille à nos idéaux bafoués) Et en particulier cette guerre mondiale et les « atroces conséquences qu’elle a eues dans notre patrie […] Cette guerre mondiale n’a rien décidé, si nous prenons le mot de décision en ce sens large et élevé qui concerne singulièrement le destin de l’homme sur cette terre » (Ulrich : négationnisme, occultation du passé, déresponsabilisation des nazis dans leur sort funeste). Il est question du sur-homme, que Heidegger emprunte à Nietzsche en détournant le sens de son œuvre. Ulrich note que la « volonté de puissance » n’est pas forcément liée à l’aryanité, et j’ajouterai que Nietzsche parle plutôt de « désir vers la puissance », plus proche de la « puissance d’agir » de Spinoza que du pas de l’oie des SS. Un sur-homme qui rejette « l’homme traditionnel pendant que les personnages publics dont les mouvements occupent l’avant-scène de l’histoire actuelle sont éloignés de l’essence du sur-homme autant qu’il est possible ». Mais nous, gardiens de la flamme du « Dieu à l’extrême », « avons déterminé la mémoire comme le rassemblement de la Pensée fidèle », en la cachant, en la protégeant, en la sauvegardant.
Le démontage
Est-il besoin d’autres commentaires ? Oui, dit Ulrich : sur ceux qui ne cessent d’encenser Heidegger, au point d’en faire une victime des marxistes, progressistes, socialistes, etc. qui osent le dénoncer. Il cite l’un d’eux, qui rapproche Heidegger de Buber. C’est plutôt saugrenu (et fort malhonnête), car le « nouveau commencement » exclut totalement ce que Buber appelle « Je-Tu », duquel toute haine, tout combat et tout « destin » sont absents. L’essentiel n’est pourtant pas ces soutiens de Heidegger mais le fait que sa pensée reste opérante : « Car les notions que met en œuvre Heidegger sont aujourd’hui recyclables en s’appliquant à d’autres que les juifs, représentent un type actuel d’humanité déliée de toute attache qui pourrait conduire au déracinement de tout étant hors de l’être. »
Ces textes et ces commentaires me font penser à d’autres textes : 1984, bien sûr, et la novlangue qui est inséparable de l’adoration de Big Brother et de la « balle dans la nuque », sans parler de la terreur d’être dévoré par les rats. Mais aussi à la Lingua Tertii Imperii ou Langue du IIIe Reich (1946) de Victor Klemperer. Elle anesthésie et désoriente : « L’alerte perpétuelle, les slogans perpétuels, les drapeaux perpétuellement hissés […] tout cela rend apathique. Et chacun se sent démuni, et chacun sait qu’on lui ment, et chacun doit sentir ce qu’on lui dit de sentir », dit-il dans son journal le 2 juin 1937.
L’auteur pose une question finale qui devra bien trouver une réponse un (prochain) jour : pourquoi une telle fascination ? Comment Sartre, Levinas, Ricœur, Derrida et bien d’autres – qu’on peut difficilement taxer de nazisme ou d’antisémitisme – ont-ils pu être fascinés à ce point, même s’ils en sont sortis ensuite ?
Michel Juffé
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