C’est plutôt bien vu. Ses œuvres y sont listées : une bonne quarantaine. Pourtant, l’encyclopédie en ligne oublie qu’il s’est d’abord fait connaître, en janvier 1955, avant ses trente ans, comme un des contributeurs de l’édition des Œuvres complètes de Spinoza dans la Pléiade. Il est le traducteur des chapitres II à XII du Traité des autorités théologique et politique et de la plus grande partie des quatre-vingt-quatre lettres de la Correspondance. Depuis, il a écrit sept livres sur Spinoza et nous a offert la plus belle, précise et merveilleusement commentée des traductions de l’Éthique en français (Le Livre de poche, 2011).Il a écrit aussi une dizaine d’ouvrages sur la joie et le bonheur, sans parler de ses livres sur Martin Buber (il a récemment préfacé la réédition de Je et Tu, Aubier, 2012), sur Marx, sur Israël et la « question juive », sur l’éthique, la santé, la démocratie, etc.
Et voici qu’à quatre-vingt-dix ans il nous offre une œuvre très simplement écrite, en vingt-deux tableaux allant de trois à douze pages. Exprimant des « petits » bonheurs qu’il a vécus et continue de vivre, en particulier dans sa maison normande au bord de la Seine, à 30 km en amont de Rouen. Autant de gourmandises à déguster avec délectation. Je commente seulement deux de ces bonheurs, ceux qui me parlent et me touchent le plus.
Je commence par la conversation, joie éprouvée par deux personnes qui ne cherchent pas à se convaincre ou à s’affronter, mais à bavarder. « Joie du lien de cordialité ou d’amitié, bref, la joie pure de l’échange. » Se parler, dit Misrahi, c’est établir le contact, faire connaissance et, peut-être, converser vraiment de sujets qui importent. Tout le contraire de ces pseudo-débats télévisés où chacun n’utilise l’autre que comme faire-valoir, pour « faire l’important ». La conversation met au centre l’existence de l’autre (sans qu’il soit nécessaire de dramatiser ou d’entrer dans la tragédie de l’obligation envers l’autre, à la manière de Levinas). Cette existence est une offrande réciproque qui se déploie dans le temps et par laquelle on ne voit pas le temps passer. Tout est présent, un présent intense. « Le temps est alors vécu comme une sorte de substance bienveillante au sein de laquelle les personnes s’offrent mutuellement leur attention et leur présence. » Ce temps de pure intensité présente ne serait-il pas l’éternité de Spinoza ? Celle où l’on prend connaissance de l’essence de soi, des autres humains et des autres individus dans la Nature ? La quintessence de la conversation, c’est la promenade, car celle-ci est une « marche à la fois tranquille et contemplative, attentive et sereine » et la conversation y ajoute une autre dimension : un « monde apaisé », partagé avec l’interlocuteur. Un monde offert par chacun à l’autre. Et voilà Misrahi en train de marier éthique et écologie, sans avoir l’air d’y toucher !
Par « la visite d’un château », nous goûtons à « la vie parfaite ». Il est bien question de vraie visite et non de Construction d’un château : Traité du bonheur (Seuil, 1981), dans lequel Robert Misrahi construit sa propre philosophie du bonheur. Ici, rien d’aussi grandiose : il dit sa fascination, qui remonte aux contes pour enfants et renaît à chaque visite. Le château est solide, il résiste à toutes les agressions et dégradations. Il est splendide : espaces, volumes, lambris, meubles, plafonds, carrelages ; cette splendeur, le visiteur ne cherche pas à se l’approprier (comme s’il rêvait de posséder le château), elle est une « évidence » (une pleine existence). Splendeur rime avec fête : danses, musiques, festins, théâtre… et avec amours et intrigues, dans les alcôves et les bosquets. Ainsi, le visiteur expérimente (« nous sentons et expérimentons que nous sommes éternels », Éthique, V, 23, scolie) que la vie de château est « un paradigme de la vraie vie », de l’« oisiveté opulente dans la somptuosité », d’une vie comblée. Le château est bien l’incarnation du grand Désir de la vie parfaite. Et de conclure : « ce Désir, loin de s’évaporer dans l’imaginaire, s’incarne réellement dans le marbre et le roc de la réalité », en proposant de « développer un tourisme littéraire et philosophique, et non pas seulement historique et architectural ». Je suis admiratif devant cette conception innovante de la mise en valeur du patrimoine culturel (et naturel : le roc qui sert d’assise au château). Le château, entre autres monuments, donne à penser à ce qu’est l’existence, le désir, la pleine réalisation de soi.
Je m’en tiens presque là, en évoquant rapidement d’autres magnifiques tableaux, comme celui sur la « conversion » en ski, « acte libre et toujours possible » ; le visage de l’ami ou de l’être aimé, qui n’est pas seulement ce qui interdit la violence (Levinas) mais le « sujet lui-même » ; le feu d’artifice, « unité charnelle du multiple », qui nous remplit d’une joie intense, partagée, renouvelable ; le repos dans le jardin – « sans manque » –, incarnant contingence et perfection, un temps suspendu, tenu en réserve ; la belle demeure, « lieu de l’être », permanence, incarnation du Préférable ou Haut Désir ; la lecture, qui peut être bouleversante (Gide, Sartre), révolutionnaire (Spinoza, Freud), sachant que l’illettrisme est « la source de toutes les dépendances » ; le toast, célébration et incantation ; partir pour les îles, paradis que l’on peut créer de toutes pièces, « par et pour l’amour » ; l’île déserte où Misrahi emporterait dix livres, dont Camus, Jean Grenier, Sartre et, « en priorité », l’Éthique de Spinoza ; et, pour finir, la « danse flamenca » où il nous dévoile un pan de son intimité : sa vie amoureuse avec une danseuse philosophe.
Misrahi n’est pas que ce philosophe porté vers le bonheur à travers des gestes, actes et rencontres « de la vie quotidienne et des loisirs ». Il les vit comme « incarnation » (le mot revient souvent) du Désir, désir en chair et en os, pleine réalisation corporelle – car le « corps et l’esprit sont une seule et même chose », dit encore Spinoza –, joie vécue au quotidien, et non dans un espace rêvé inaccessible.
Michel Juffé
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