Par exemple, en nous parlant de son nom, Semi, l’auteur nous apprend qu’un lointain cousin a dû céder son entreprise d’import-export de semences (semis) au moment de l’Anschluss. Et de rappeler que son père (à lui, Alberto) leur demandait de ne pas avaler les pépins, autrement dit la famille ; d’où les questions qui vont peut-être entraîner son futur de psychanalyste (à moins qu’il les ait inventées après coup) : « Les pépins : devait-on vraiment les enlever, les cracher, ne pas les assimiler ? Les parents rendaient-ils donc malade ? Et puis quels parents ? Les disparus, ceux dont on ne parlait pas ? Y compris ceux que j’avais rencontrés, et sur lesquels pesait un silence lourd de secret ? » Ne nous laissons pas égarer : si Alberto Semi nous fait parfois des confidences, il reste toujours discret. Ces Contes ne sont pas une autobiographie déguisée, mais des petits cailloux sur le chemin, déjà long, de son parcours psychanalytique, où il allie citations de Freud, allusions et références à d’autres psychanalystes (une bibliographie n’eût pas été superflue, même dans une collection vouée au plaisir de lire), vagabondage intellectuel sur l’utilité des théories et autres échafaudages, retissage continuel d’une guirlande à quatre brins (perception, représentation, mémoire, imagination), morceaux choisis de cas liés à des souvenirs personnels traités sur un mode mi-sentimental mi-psychanalytique.
L’ensemble de ces quinze textes, non datés mais d’époques diverses, est placé sous le signe du semi : semi-freudien, semi-libertin (au sens du XVIIe siècle), semi-sérieux semi-ludique, semi-grave semi-léger. Le summum étant atteint avec cette formule sublime, que j’arrive à visualiser sans parvenir à la comprendre : « l’esprit, c’est souvent l’âme avec un slip ». Une plaisanterie qui nous conduit droit au cœur des interrogations d’Alberto Semi, puisqu’il y est question de la « nature » de l’inconscient. Une question qui fait palpiter tout cet ouvrage et maintient son lecteur en état de vigilance accrue.La plus grande préoccupation d’Alberto – si je puis me permettre cette familiarité – est celle de la relation entre l’échafaudage (théorie, méthode, technique, etc.) et l’édifice (psyché, corps, individu, personne, etc.). Préoccupation séculaire, en tout cas chez les « modernes », avant et après Freud : Règles pour la direction de l’esprit ; Traité de la réforme de l’entendement ; Critique de la raison pure ; Vérité et méthode, etc. Freud est, comme eux, épris de vérité raisonnée. Mais il s’ajoute une difficulté : les processus primaires (la « pensée sauvage », l’idéation enfantine, les rêves, etc.) n’obéissent pas à la même logique que les processus secondaires (art, science, philosophie, savoirs pratiques, etc.) et, en plus, ils les parasitent. Non, c’est même de la symbiose, car sans processus primaires, pas de désir, et sans processus secondaires, des désirs sans tête. Quand on va bien, c’est qu’on accepte la symbiose ; quand on va mal, c’est qu’on se croit parasité (ces deux dernières phrases sont une libre interprétation des propos de Freud).
Alberto nous dit qu’il n’existe aucun « appareil psychique » qui nous ferait penser, et encore moins qui ressemblerait à un « télescope à réflexion » (chapitre VII de L’Interprétation des rêves). Si on croit à cet appareil, on se « crêpe le chignon », en oubliant qu’il ne s’agit que de constructions auxiliaires, comme le schéma spatial, deux fois modifié par Freud, des trois instances : inconscient, préconscient, conscient. Schéma tellement simple – même rénové, avec ça, moi et surmoi – que Freud ne pouvait y croire. D’ailleurs, Freud, relève Alberto, déclara : « nous ne pouvons pas rendre justice à la spécificité du psychique par des contours linéaires comme dans le dessin ou dans la peinture primitive, mais plutôt par des champs de couleurs qui s’estompent comme chez les peintres modernes » (Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXI). Ce qui ouvre la porte à quantité de théories : impressionnistes, expressionnistes, cubistes, cinétiques, etc. – tout en sachant qu’il n’y a qu’une réalité sous-jacente, et que les bons peintres (dirait Paul Klee) sont toujours réalistes, quelle que soit leur technique.
Alberto dit également que l’échafaudage (la théorie) doit être adapté aussi à l’ouvrier ; un échafaudage vertical, dit-il sans rire, ne servirait qu’à faire tomber les ouvriers. Ainsi, la théorie doit tenir debout, en respectant à la fois la condition ouvrière et la nature de l’édifice. Ce qui tombe bien : l’ouvrier est aussi l’édifice, et réciproquement ; sauf que l’art du psychanalyste, qu’Alberto illustre avec ses souvenirs et ses cas, consiste à tenir l’équilibre entre : implication et distanciation ; transfert et contre-transfert ; vrais et faux souvenirs ; places respectives du patient et de l’analyste (qui a été patient et doit rester patient… avec l’analysant) ; temps passés et temps présents (dont il évoque brillamment les pluriels), le Charybde du narcissisme du patient et le Scylla de celui de l’analyste, l’association des deux étant « intolérable ». Ce qu’il écrit sur la « mère incertaine » (car il n’existe pas de parfaite mère), sur le patient (conformé, réformé, informé et recoloré), qui illustre le chapitre « Réflexions d’un conformiste », sur la vindicte (reconquête de la liberté, réclamation en justice), sur la semi-adaptation (s’adapter ni trop ni trop peu), manifeste sa grande subtilité et son désir permanent de ne pas faire de la « théorie grise ».
Il est plus difficile de suivre Alberto lorsqu’il a des « remontées d’orthodoxie » : l’omniprésence du narcissisme, du traumatisme (les deux au singulier) ; « la conscience, en vérité, ne peut être considérée que comme un symptôme » ; « cette partie de l’inconscient qui est constituée sur la base du fonctionnement des mécanismes de défense du moi, avant tout par le refoulement ». Sur ce dernier point, si l’on écrivait « protection » au lieu de « défense », on ouvrirait la palette de « mécanismes » qu’on ne peut réduire au refoulement : faire le mort ou s’enkyster (cf. Ferenczi) ; se briser en petits morceaux (ainsi quelques-uns vont-ils, croit-on, surnager) ; faire le vide (ou être vidé de soi-même, ce que Freud nomma d’abord « lacune dans l’âme ») ; naviguer dans le brouillard, perdre ses couleurs (comme le patient d’Alberto précité). Quant à la conscience, cédons-lui la parole : « symptôme, symptôme, ai-je l’air d’un symptôme ? ».
Ce livre, fort plaisant, incite le lecteur à dire son mot, et à participer à la mise en scènes qu’il nous propose en trois parties et quinze tableaux – qu’il serait vain de résumer, car ce serait aux dépens du lecteur, puisqu’il ne porte pas une thèse ni n’exprime un corps de doctrine, mais se présente, réellement, comme une succession de scènes de la vie quotidienne… du psychanalyste, avec, à côté de, et sans ses patients.
Une dernière remarque, quand même. Pour moi, spinoziste invétéré, c’est l’âme qui est « souvent » le slip du corps, car l’esprit est le corps se regardant lui-même à découvert, alors que l’âme est « souvent » un revêtement de l’animisme, lequel nous fait croire que tout est déjà édifié et nous dispense, à notre détriment, du travail d’édification.
Michel Juffé
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