Velimir Mladenović : En premier lieu, vous êtes poète. Que pourriez-vous nous dire sur la genèse de votre premier roman ?
Watson Charles : Écrire un roman, ce sont de longues années de travail et de réflexions afin d'arriver à un récit cohérent. Je crois – avec tout le doute que cela suscite en moi – que mon roman est né d'une nécessité de traduire le réel, de « donner à voir » comme disait Paul Éluard, et de montrer le monde dans sa complexité. Bien entendu, en écrivant ce récit, je voulais parler de mon pays natal, Haïti, de son folklore, de sa culture et aussi des inégalités sociales et économiques. Le roman – comme la poésie, la musique et la danse –, est un rempart dressé contre l'obscurantisme, mais aussi un lieu d'altérité et du voyage. Je me rappelle cette pensée de Stendhal : « Le roman, c'est un miroir que l'on promène le long d'un chemin. » Cette métaphore résume parfaitement la fonction que je donne au roman.
V. M. : L’action de ce roman se déroule dans votre ville natale. Où est la place de l'autofiction dans votre écriture ?
W. C. : Je dirais que c'est avant tout un roman du réel qui décrit en partie la réalité haïtienne : les inégalités socio-économiques, l'insécurité grandissante, la misère inhérente à l'exploitation des classes les plus pauvres. D'ailleurs, dans le roman, l'un des personnages meurt par manque de soins à l'hôpital. Je porte aussi un regard sur l'injustice : l'assassinat d'un homosexuel, l'emprisonnement abusif de Jackson et les conditions de vie des travailleurs dans les usines. Dans son livre Rester vivant, Michel Houellebecq disait : « La littérature s'arrange de tout, s'accommode de tout, fouille parmi les ordures, lèche les plaies du malheur. » Je crois profondément que le roman doit évoquer les réalités qui nous entourent.
V. M. : Votre roman parle de la misère, de la vie de Jackson, qui voyage à travers les villes d’Haïti pour se nourrir. Après la mort de son ami, il est emprisonné. C’est une histoire sur le racisme ?
W. C. : Je dirais plutôt que c'est un récit sur la condition humaine, sur l'existence que mènent les Haïtiens au quotidien : le combat pour la vie, l'espérance et la résilience. En parlant de résilience, Jean Price-Mars, médecin ethnographe haïtien, écrivait ceci : « Le Haïtien est un peuple qui chante et souffre, qui travaille durement et rit, un peuple qui danse et qui est résigné à son sort... Ni l'injustice, ni les souffrances ne lui sont éternelles, rien n'est vraiment désespérant, car Dieu est bon. » À travers ce roman, j'ai tenté de dénoncer les préjugés et les inégalités qui existent dans la société entre les différentes couches sociales. Ce qui m'a animé en écrivant ce récit, c'était justement de donner une part de moi-même au lecteur, de montrer comment ce pays m'habite et le faire découvrir au monde. Il y a une forme de racisme en Haïti, et je ne suis pas le premier à y faire allusion. Ce phénomène se manifeste sous une forme dichotomique : citadin / paysan ; catholique / vodouisant ; mulâtre / noir ; bourgeois / pauvre. Ce phénomène n'est que les séquelles ou les résidus de la colonisation et de l'esclavage.
V. M. : Comment l’autofiction a-t-elle marqué l’écriture de ce roman ?
W. C. : Dans Le ciel sans boussole, j'incarne cette quête de l'ailleurs, de la découverte, de l'amour et la nécessité de changer le monde. Je pense qu'un écrivain met toujours (ou en partie) son expérience personnelle, artistique et culturelle quand il écrit un roman. Il parle d'un lieu (imaginaire ou réel), de ses contradictions et de ses expériences. C'est ce que j'ai tenté de faire ici. Je me dévoile dans la façon dont je représente ou découpe le réel. Il est important de noter que les deux personnages principaux dans le récit existent réellement, les lieux aussi. La ville où l'on a enterré Rodrigue est bien ma ville natale et celle où j'ai grandi. Les scènes décrites, j'en ai connu des semblables. J'ai voulu, dans ce roman, raconter ou évoquer des sujets graves, mais aussi faire revivre ce pays que j'ai quitté et qui m'habite. Pour finir, je dirais : Jackson, c’est un peu moi.
[Watson Charles, né en Haïti, a fait des études de lettres modernes à l’École normale supérieure de Port-au-Prince. Il a publié trois recueils de poésie. Le ciel sans boussole est son premier roman.]
Velimir Mladenović
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