Je ne suis pas de ceux qui s’en plaindraient, tant est pressant et ambitieux le projet de l’auteur : mettre au jour, si c’est possible, en prenant en compte la vaste bibliothèque de ses lectures et le riche réseau de ses rencontres, les sources de l’inspiration. À vrai dire, nous nous doutons rapidement que l’élucidation ne cessera de se dérober et qu’il en prend peu à peu lui-même conscience, à mesure qu’il s’aventure sous « les grands arbres aux rameaux noirs » de l’univers où il nous invite à le suivre – pour notre plaisir.
Le récit autobiographique s’élabore – et nous devinons que là est la principale source – sous l’invocation de Mnémosyne, personnification de la mémoire et mère des neuf Muses de la mythologie grecque, champ immense de nos savoirs et de nos rêves. On découvre très vite, devant la multiplicité de ses expériences (amours, drogues, passion de la peinture, etc.), que son existence lui offre de quoi stimuler et assouvir son besoin d’expression créatrice : « Ma mémoire excédait de toute part ma propre vie. » Lui pour qui la poésie est la voie royale de la littérature aurait pu reprendre à son compte le fameux vers de Baudelaire : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans. » Ainsi, au fil des citations, acquérons-nous la certitude que la mémoire est comme le réservoir des émotions et des images qui impulsent cette puissance cérébrale propre à ébranler l’inspiration.
Sous son apparence décousue, son désordre qui relève plutôt du bouillonnement, celui des âmes qui se cherchent depuis Orphée, formant une chaîne jusqu’aux voyants de la modernité, l’ouvrage laisse distinguer plusieurs cercles que forment les livres et les personnes convoqués par Liberati.
Plusieurs figures hantent ces pages. Il y a d’abord la figure du père, André, « ce repère fixe », nonagénaire un peu délirant, tenté jeune par la SS, avant de choisir les voies de l’anarchisme et du surréalisme, filleul d’Aragon, adoubé puis exclu par André Breton, tourné en 1965 vers le catholicisme, héritage que ne renie pas Simon se proclamant « papiste ». Tous ceux qui portent le prénom André (Chénier, Balland) brillent tels des fanaux dans la nuit. Ce père, qui lisait à voix haute, chez lui, les romans de Dickens, apparaît comme un passeur de la littérature sans frontières.
Surgit ensuite la figure de la femme présentement aimée (elle a été précédée par quelques fantômes), elle est aussi, par son prénom, la première femme, Eva (Eva Ionesco), écrivain elle-même, en quelque sorte sa rivale : au moment où il rédige son récit, elle se trouve en train d’écrire sur son propre père. Autre don qu’elle a en apanage, elle est cinéaste, on la sent un personnage d’une extrême sensibilité, fragile et tourmentée, reléguant dans la pénombre inspirante des souvenirs les amours anciennes.
Troisième figure, qui passe de loin en loin, énigmatique et salvatrice, auteur couronné et quasi immatériel, Schuhl, Jean-Jacques Schuhl, qui a immortalisé l’actrice Ingrid Caven et à qui il doit d’avoir survécu à un malaise cardiaque. On voit le lien entre ces trois élus : l’ancrage dans l’univers de l’art, où Simon Liberati se meut, envoûté.
L’autre cercle qu’il est important de signaler et de parcourir en sa compagnie, c’est celui, innombrable, formé par les trésors des bibliothèques. Liberati se révèle là d’une culture vertigineuse. Il entraîne le lecteur avec lui dans une dérive nervalienne, cherchant à dérouler le fil rouge de l’orphisme, des mystères antiques, des dialogues platoniciens, des fables virgiliennes, avouant aussi de façon troublante son obsession des morts rituelles ou accidentelles, faisant de l’actrice Jayne Mansfield, décapitée en voiture, l’héroïne de l’ouvrage qui lui valut un grand prix d’automne. On ne s’étonnera pas de son culte pour Joseph de Maistre, admirable prosateur et laudateur du rôle du bourreau. Le lien entre ces thèmes et ces œuvres, le point de suture de tous ces noms, c’est la poésie, l’« âme de la prose », qui lui fait mettre ses pas dans l’empreinte laissée par Nerval, hanté par la transmigration des âmes, dans celle de Proust (sur lequel il a varié), rendu perplexe par la vision d’un « bouquet d’arbres dont il n’arriva jamais à justifier l’attrait (point de fuite de La Recherche) » ou encore dans celle de Léautaud, pour lequel la poésie est un « jaillissement de l’être » – expression qui lui vint dans le métro en 1941.
Connaissons-nous, au terme de cette « errance presque somnambulique », le mystère de l’inspiration ? Plutôt que de citer les suggestions théoriques de Simon Liberati, je ferai place, pour finir, à ce limpide et mystérieux dialogue terminal :
« Tu dors ?
— Non, je lis.
— Je n’arrive jamais à savoir si tu dors ou si tu lis. »
La voilà, l’inspiration – le raccord du style avec le murmure de l’éternité.
Serge Koster
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)