Velimir Mladenović : D’où viennent vos affinités avec le peuple et la langue serbes ?
Alain Cappon : Il y aurait matière à écrire un livre… Fils d’ouvriers dans le nord de la France, j’ai connu les années 1950 et 1960 et j’ai donc eu une vision « de l’intérieur » de la société capitaliste. À ce que l’on entendait à l’époque, celle dite communiste était loin d’être un paradis. Restait donc la « voie moyenne », la Yougoslavie, les non-alignés. Mes premières affinités ont donc été… politiques, même si elles devaient se réduire ensuite avec la lecture (en traduction française) des livres sur Goli Otok…
Ayant décidé vers 1980 de me mettre à l’étude du serbo-croate – j’y reviendrai –, la tragédie yougoslave a été pour moi un véritable traumatisme. J’ai assisté à l’effondrement d’un pays que j’aimais, j’ai vu des gens désemparés, entendu les Serbes se faire traîner dans la boue, maudire, traiter d’assassins, de violeurs, de que sais-je encore… Les Serbes que je connaissais à Belgrade, les hélas aujourd’hui défunts Svetlana Velmar-Janković et son mari Žarko Rošulj, qui devaient devenir pour moi de proches amis, Grozdana Olujić, et tant d’autres, n’étaient pas de ceux-là, bien au contraire… J’ai écrit aux différents journaux français pour pointer les contrevérités. En pure perte. Les plus honnêtes dans leurs analyses se situaient – curieusement – aux extrémités de l’éventail politique français : Le Figaro et L’Humanité. Si la censure n’existe pas (officiellement), les opinions divergentes étaient tenues sous silence et la libre parole laissée aux dits « nouveaux philosophes » que je me refuse à nommer ici. Voyant rapidement que je m’étais engagé dans un combat à la Don Quichotte, j’ai pris deux décisions : 1. Traduire la littérature, faire découvrir des auteurs, montrer que les Serbes n’étaient pas ce qu’on se plaisait à dire d’eux. 2. Participer chaque année, si j’y étais invité, aux Rencontres internationales des traducteurs à Belgrade, et cela malgré la difficulté pour m’y rendre (Lille-Bruxelles en voiture, Bruxelles-Budapest en avion, Budapest-Belgrade en car) et surtout pour revenir : plus de vingt heures pour rentrer chez moi.
VM : La traduction représente-t-elle aujourd’hui pour vous une sorte de combat ?
AC : Un combat ? Certes non. Quoique… Si combat il y a, il a changé de nature. Que l’on consulte Le Monde des livres, Le Figaro littéraire ou toute autre revue traitant de littérature, on verra le nombre de livres publiés en traduction de l’anglais. Quoi qu’on en dise, le serbe (ou le serbo-croate que m’avait appris Danilo Kiš) reste une « petite » langue, au sens de langue peu courante ou peu courue… Le « combat » est aujourd’hui celui qui oppose la poignée de traducteurs que nous sommes aux éventuels éditeurs à qui nous proposons des livres… sans certitude aucune de recevoir une réponse, fût-elle négative. L’aspect financier n’est certes pas le domaine du traducteur, mais à une époque où l’édition connaît une grave crise, les ventes potentielles d’un livre traduit du serbe préoccupent les éditeurs. On ne peut que le regretter, le livre est devenu une marchandise…
Je ne peux m’empêcher de vous livrer deux souvenirs qui remontent à quelques années, au Salon du livre à Paris. Alors que je proposais L’Île de Meša Selimović, l’éditeur me demanda l’âge de l’auteur. À ma réponse, « Il est décédé en… », le couperet tomba sans me laisser préciser l’année : « Je ne peux pas publier un auteur mort ! » Un autre éditeur, le même jour, argua qu’il ne pouvait publier un auteur… inconnu. Je répliquai sur le même ton : « Comment pourrait-il être connu si on ne le publie pas ? » Pour toute réponse, je n’eus droit qu’à un simple haussement d’épaules…
VM : Vous avez eu l’occasion de rencontrer l’écrivain Danilo Kiš à l’université Lille III. Quels souvenirs gardez-vous de lui ?
AC : En dernière année des études de russe, une UV (unité de valeur) était inscrite au programme et laissée au libre choix de l’étudiant. Ce pouvait être tout et n’importe quoi, « Les chapeaux de la reine d’Angleterre » ou « Les grands noms du sport olympique ». Un jeune étudiant m’a alors dit : « Puisque tu aimes la Yougoslavie, viens au cours de serbo-croate. On n’est pas nombreux et, tu verras, le prof est bien, c’est un écrivain. » C’est ainsi que j’ai rencontré Danilo Kiš…
Les souvenirs que je garde sont évidemment multiples : un grand fumeur et buveur de café, un « prof » à l’écoute de ses étudiants, toujours prêt à expliquer les difficultés de la langue. Mais surtout un homme d’une très grande honnêteté qui nous a déconseillé d’acheter son dernier livre traduit en français (La Leçon d’anatomie) parce que (ce sont ses mots) « vous n’y comprendriez rien ». Un écrivain qui déconseille d’acheter son livre… À ma connaissance, un cas unique…
Mais il est dans la vie des rencontres qui déterminent le cours d’une existence. Au même titre que celle de Svetlana Velmar-Janković, ma rencontre avec Danilo Kiš est de celles-là. Lors d’un voyage au Monténégro en 1982, j’avais acheté un livre illustré pour enfants que j’avais offert à ma fille alors âgée de 9 ans. Elle me l’avait rendu presque aussitôt avec un cinglant « Tiens, je ne comprends rien ». Je m’étais alors dit : « Puisque… tu ne comprends rien, je vais te le traduire ! » Puis j’avais montré ma traduction à Danilo Kiš. Il l’avait regardée, comparée avec l’original et… après un long silence, il m’avait dit ceci : « Écoutez, Alain, ce que vous ne connaissez pas, vous ne pouvez pas l’inventer. Mais ce que vous connaissez, et que vous avez traduit, est bien traduit. » Et après un autre silence, il avait ajouté ces mots qui sont eux aussi restés gravés dans ma mémoire : « Je vous conseille de continuer. Mais, attention, la traduction est une drogue… » Et c’est ainsi que je suis devenu drogué…
VM : Selon vous, quelles sont les spécificités de la littérature serbe ? Puis quel est votre ouvrage serbe préféré, et pourquoi ?
AC : Ce qui m’a toujours attiré, je crois, c’est un subtil mélange de réel et d’imaginaire, de récit en prise directe avec la/une réalité et de fantastique, le meilleur exemple restant à mes yeux Radoslav Petković (Communication sur la peste, Souvenir parfait de la mort). L’autre point que je soulignerai est la volonté de certains auteurs… et éditeurs (dont les défunts Stubovi kulture [Les Piliers de la culture]) de livrer la vérité vraie sur des événements qui ont marqué l’histoire récente de leur pays : des auteurs ayant témoigné sur le « goulag yougoslave » à la génération qui s’est « attaquée » aux années 1990, entre autres Vladimir Kecmanović, avec Top je bio vreo [Le canon était (encore) chaud], et Saša Ilić, avec La Fenêtre berlinoise et Lov na jezeve [La Pêche aux oursins].
Mon livre préféré… ? Comment répondre à cette question ? J’ai dit et redit que je ne pourrais pas traduire un livre que je n’aime pas. (Un éditeur m’en a d’ailleurs fait le reproche…) J’ai traduit à ce jour une quarantaine de livres et je les aime… tous ! S’il me fallait en extraire quelques-uns, je citerai d’abord Dans le noir, car c’est ce roman (et Svetlana Velmar-Janković, qui m’a accordé son entière confiance alors qu’elle ne me connaissait ni d’Ève ni d’Adam !) qui m’a mis, comme on dit, le pied à l’étrier. Je n’oublierai pas non plus, outre les auteurs déjà cités, De bello civili de Svetislav Basara pour son humour (à tout le moins) grinçant à la limite de l’absurde, ni les romans que j’ai traduits sans réussir à trouver un éditeur.
VM : Quelles ont été vos difficultés, vos défis de traducteur ?
AC : Les difficultés ont été, bien entendu, en premier lieu d’ordre linguistique. Le serbe n’est pas le russe, et encore moins le français ! Quand je relis mes premières traductions… non publiées ni même proposées à un éditeur, elles me paraissent d’une extrême pauvreté. Des phrases alignées en une traduction plus ou moins littérale. (Le remplaçant de Danilo Kiš à Lille III devait me dire, et à juste raison, qu’un texte traduit doit se lire comme un texte français.) Un autre ami serbe, Kosta Dimitrijević, m’a confié un jour avoir « beaucoup écrit pour son tiroir ». J’avouerai pour ma part avoir « beaucoup traduit pour mon tiroir », mais le temps venant et la persévérance ont fait que j’ai pu trouver des éditeurs pour les « grands » noms de la littérature serbe : Ivo Andrić, Meša Selimović, ou ceux alors émergeant : Radoslav Petković, Svetislav Basara, Mihailo Pantić, Dragan Velikić… Le souvenir le plus pénible… et le plus magnifique restera pour moi le refus qui me fut opposé par une maison d’édition du sud de la France (qui n’est pas Actes Sud, je tiens à le préciser), et après signature des contrats, au motif qu’elle ne voulait pas publier « un Serbe » alors que la situation s’envenimait en Yougoslavie. J’ai eu beau préciser qu’il s’agissait en l’occurrence d’une Serbe, rien n’y a fait. Quelques semaines plus tard, Dans le noir (titre original : Lagum) de Svetlana Velmar-Janković était publié par Jean-Pierre Sicre des éditions Phébus. Le roman devait se classer deuxième au prix Femina étranger.
VM : Quelle est pour vous la place des littératures serbes classique et contemporaine aujourd’hui en France ?
AC : Ma réponse sans aucun doute surprendra mais j’ai entendu dire de plusieurs sources que la Serbie et la littérature serbe sont… passées de mode. Rares sont les éditeurs à montrer de l’intérêt. Combien de livres, quels auteurs serbes ont été publiés ces dernières années en France ? Les titres, les noms des auteurs tiennent sur les doigts d’une seule main. Et pour quelles ventes ?
Mais pour ne pas rester sur une note aussi pessimiste, je citerai néanmoins Ginkgo Éditeur, qui porte un intérêt certain à la littérature serbe plus classique mais qui devrait publier ma traduction de La Chronique de Belgrade d’Ivo Andrić. L’Égout d’Andrija Matić, publié – également dans ma traduction – en 2018 par Serge Safran Éditeur, a obtenu un très beau dossier de presse.
Dernier point, last but not least comme dit l’expression, La Maison des souvenirs et de l’oubli de Filip David, ma dernière traduction publiée par les éditions Viviane Hamy, s’est vu décerner le prix littéraire des jeunes lecteurs européens édition 2019.
Un dernier mot, sans rapport avec ce qui précède. J’ai appris très récemment le décès de Jean Descat, le premier traducteur en français de Danilo Kiš. C’est lui qui m’a fait découvrir la littérature yougoslave. J’ai appris il y a longtemps maintenant que tous deux s’étaient fâchés pour des raisons que j’ignore et que je ne tiens pas à connaître.
Je garde d’eux un souvenir qui ne me quittera pas : Danilo Kiš m’a ouvert la voie, Jean Descat m’a encouragé alors que j’étais tout jeune traducteur.
Je leur adresse à tous deux mes remerciements posthumes les plus sincères.
Velimir Mladenović
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