Par bonheur, il y avait, dans les salles de la ville, suffisamment à glaner pour négliger les aléas climatiques. Pas question de faire la projection buissonnière devant les cinquante-cinq films, répartis dans cinq salles, illustrant les différentes sections – compétitions fiction et documentaire, hommage à Jacques Perrin, comédies populaires récentes, films de la région des Marches, célébration de Roberto Ando (prix Sergio Leone 2013), avant-premières, de quoi satisfaire les plus affamés. Mais, malgré l’appel des chefs-d’œuvre anciens, Ossessione ou autre Fille à la valise, c’est le cinéma d’aujourd’hui qui importait, Annecy affichant chaque année une vitrine de la production italienne. Vitrine certes partielle, mais vingt-cinq films environ (sur la cent-cinquantaine de titres produits) autorisent un état des lieux pertinent du cinéma d’auteur et même un peu au-delà – le délégué général, Jean A. Gili, n’hésitant pas, outre sa sélection rigoureuse de premières œuvres prometteuses, à présenter des films à audience plus large, tel Benvenuti al Nord (Lucas Miniero, 2012), version transalpine de notre Bienvenue chez les Ch’tis et qui se place au même niveau, ce qui explique son succès monumental là-bas. Il est toujours intéressant de voir ce qui mobilise un public lointain.
On a toujours un regret, en traitant ici régulièrement du cinéma italien, celui de vanter des films qui demeureront hors de portée du spectateur ou qui seront distribués avec un tel retard que leur éloge n’éveillera, dans le meilleur des cas, qu’un souvenir brouillé. Un espoir cependant, cette année : une bonne partie de la sélection annécienne (ainsi que nombre d’autres titres) sera visible au mois de décembre, à Toulouse, au cinéma ABC, la première semaine et à Paris (cinéma Le Balzac), du 11 au 13. Bonne occasion, pour les heureux habitants desdits lieux, de ne pas rater les derniers films de Giorgio Diritti, de Robert Ando ou de Rolando Ravello, assurément plus savoureux que les quarante nouveaux annoncés d’ici là.
Giorgio Diritti, justement. Son Homme qui viendra, couvert de prix internationaux, a mis trois ans pour franchir nos frontières, sortir en catimini en janvier dernier et disparaître au bout de quelques jours. Même si Un giorno devi andare (2013) nous a semblé moins irréfutable, il conviendrait que les lecteurs toulousains ne le laissent pas échapper, sa distribution demeurant hypothétique. Jasmine Trinca s’y montre remarquable - comme elle l’est depuis dix ans, via Nos meilleures années (Giordana), Le Caïman (Moretti) ou le récent Miele (Golino) – en jeune femme brisée qui décide d’accompagner une sœur missionnaire, soignant les villageois brésiliens au long de l’Amazone en leur apportant la bonne parole. Elle quitte le fil du fleuve pour se fixer dans une favela de Manaus, au cœur d’une communauté qui lui permet de retrouver la force de vivre puis continue son voyage jusqu’à un rivage isolé où elle s’installe dans la solitude. Formellement, le film est une constante réussite – le minuscule bateau au milieu des eaux, les hameaux perdus, le grouillement de la favela, la hutte robinsonienne ultime et Augusta, abandonnée des dieux, recroquevillée sur son bout de sable, pas un plan qui ne soit superbement composé. Si la quête spirituelle est juste et sensible, quelques séquences parallèles affichent une religiosité inutile (et surtout contradictoire avec l’itinéraire de l’héroïne). Si l’on néglige ces agaçantes scènes de monastère, le film nous promène sur des sommets.
Avec Viva la libertà (2013, à Toulouse), Roberto Ando nous fait redescendre vers des réalités plus manœuvrières, en nous plongeant dans le chaudron politicien, et pas seulement italien. L’histoire du sosie substitué à l’original et tenant mieux la place que celui-ci ne date pas d’hier, et depuis Le Prisonnier de Zenda, livre et films, les personnages de raté se glissant dans la peau du notable n’ont pas manqué. Ici, le fait qu’il s’agisse de jumeaux facilite la permutation entre le chef du principal parti d’opposition et son frère, philosophe aboulique et détaché qui va remettre le parti en perdition sur la route de la victoire, à l’aide de quelques recettes simples, comme le parler vrai ou l’indifférence à l’égard des règles du jeu politique. L’argument pourrait paraître court, du genre Drame chez les fantoches, si Ando ne lui donnait une dimension véritable par l’accumulation de détails justes, tant sur la sphère publique – les magouilles internes, les relations avec les journalistes – que privée – les rapports de l’imposteur avec son « épouse ». La fable est cynique et réjouissante, servie par un Toni Servillo toujours impeccable, qui parvient à différencier ses personnages avec rien, un coin de sourire, un éclat dans le regard, et une cohorte d’acteurs solides, tels Valerio Mastandrea et Valeria Bruni Tedeschi, pour une fois débarrassée de ses afféteries.
Enfin, visible à Toulouse et à Paris, Tutti contro tutti (2013). Rolando Ravello, ex-acteur de Scola passé à la réalisation, imagine une situation qui semble improbable – une famille, retour de première communion, trouve son appartement occupé et les serrures changées, et décide de camper dans le couloir devant sa porte – mais qui reproduit peut-être une certaine réalité, si l’on en croit la critique d’un des voisins : « On ne laisse jamais un appartement sans personne à l’intérieur, sinon… ». Les problèmes de la tribu, brutalement mise en position d’immigrés, tels des Kosovars sous une bretelle d’autoroute – cuisine bricolée, couchage primitif – vont s’aggraver, jusqu’à ce que le paterfamilias longtemps velléitaire reprenne les choses en main, la pirouette finale détournant le film d’un happy-ending. On aimerait que les comédies populaires à la française se dégustent aussi agréablement – mais toutes n’ont pas Kasia Smutniak comme actrice principale…
Les occupants illégaux du film de Ravello ne sont pas définis comme des immigrés, mais comme des gens en attente d’un logement. En revanche, la moitié des huit films de la compétition fiction étaient sous le signe de l’immigration : un Roumain dans Razzabastarda (Alessandro Gassman, 2012), un Marocain, 31 gradi Kelvin (Giovanni Calvaruso, 2013), un Togolais, La prima neve (Andrea Segre, 2013), un Africain, Acqua fuori dal ring (Joel Stangle, 2012). Même si peu d’entre eux, à l’exception du film de Segre, sont des personnages principaux, ils sont là, comme des éléments du paysage urbain, qu’il soit romain, milanais ou catanais, en transit ou prêts à se fixer. Le phénomène est loin d’être nouveau, les sélections des années précédentes en faisaient état et la filmographie de Lampedusa est déjà abondante. Mais ce qui était exceptionnel est désormais courant. Pas de déchets chez ces jeunes cinéastes. Même si le scénario d’Amoreodio (Cristian Scardigno, 2013, à Paris et à Toulouse) nous a paru un peu mécanique – la marche vers le drame de ces deux ados étant trop clairement balisée –, la jeune Francesca Ferrazzo méritait son prix d’interprétation. La variabile umana (Bruno Oliviero, 2013, Paris et Toulouse) offre à Silvio Orlando un personnage en or, celui d’un flic au bout du rouleau confronté à sa fille embringuée dans une vilaine affaire. Quant à Andrea Segre, il confirme les qualités de La Petite Venise (2011), sorti cette année, en mariant de façon subtile, dans La prima neve (Grand prix), plusieurs thématiques, l’exil, la vie montagnarde, les rapports mère-fils, le souvenir du père, décrivant avec intelligence et grand sens de l’ellipse des personnages attachants. Luca Bigazzi, un des meilleurs chefs-opérateurs européens, s’est fait plaisir en filmant les monts du Trentin de manière grandiose.
Gardons comme une friandise, à savourer également entre Seine et Garonne, Nina (2012), d’Elisa Fuksas, fille du grand Massimiliano. Tout petit film, construit sur des riens, un chien, un enfant, un hamster, un calligraphe bougon, tourné dans le quartier romain désert de l’EUR au long d’un été torride, Nina est un régal, à tous les niveaux, conception, narration, montage, pour amateurs d’objets inattendus. L’incongruité la plus douce et la transfiguration du réel y règnent. On n’est pas tous les jours à pareille fête.
Lucien Logette
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