Le Stagirite cumule bien des handicaps. D’abord, son corpus est encore plus difficile à établir que celui de Platon. De nombreuses œuvres sont apocryphes, incertaines ou perdues, et il y a toute une histoire complexe de la transmission des textes, des listes d’Andronicos de Rhodes au Ier siècle aux Arabes, puis, par leur intermédiaire, à l’Occident chrétien via la translatio studiorum vers l’Aristoteles latinus.
Ensuite, Aristote est au Moyen Âge, une fois christianisé, le philosophe, l’incarnation de la pensée scolastique, contre laquelle réagiront les fondateurs de la science et de la philosophie modernes, puis tous ceux qui chercheront à libérer celles-ci de l’emprise de la religion. Pour beaucoup, il se dégage toujours d’Aristote une senteur thomiste et vaticane.
Enfin, il incarne tout ce que la majorité des philosophes français postcartésiens et post-nietzschéens détestent. Aristote, nous dit-on, c’est la logique, le syllogisme (« On le savait, que Socrate est mortel »). C’est aussi le sens commun idiot (« les objets lourds tombent parce qu’attirés par le sol », « le soleil tourne autour de la Terre »). Léon Brunschvicg ne disait-il pas que son esprit était celui d’un enfant de onze ans ?
Aristote, c’est aussi l’empirisme honni par les rationalistes (« rien n’est dans l’intellect qui ne fût d’abord dans les sens »). C’est encore l’esprit d’école, le lycée et la férule des maîtres d’étude : « péripatéticiens et péripatéticiennes, marchez droit ». En éthique et en politique, c’est la modération du juste milieu, le centrisme mou (« ni/ni »). Last but not least, on semble lui pardonner encore moins ses infamantes déclarations sur les femmes et les esclaves, qui seraient bien à leur place dans le rôle subalterne que leur réserve la cité, qu’on ne pardonne à Platon sa cité de philosophes-rois autoritaires.
Bref, Aristote incarne souvent la bien-pensance dogmatique, académique et institutionnelle, celle que haïssent les rebelles (qui curieusement, comme l’avait déjà remarqué Popper, préfèrent Platon). Alain Badiou, qu’on ne peut évidemment pas soupçonner de dogmatisme, n’a-t-il pas dit qu’Aristote était l’inventeur de cette « grande scolastique contemporaine » qu’est la philosophie analytique ? (1)
Même quand on dépasse ces clichés et ces bêtises, force est de reconnaître qu’il n’y a pas un, mais des Aristote, correspondant à des couches interprétatives accumulées au cours de l’histoire. D’abord, il y a l’évolution même du Stagirite, passant, comme l’a montré Werner Jaeger, d’une période platonisante à une période libérée du platonisme. Ensuite, il y a un Aristote hellénistique, lu différemment par les épicuriens, les sceptiques et les stoïciens. Tournant essentiel, il y a un Aristote avicennien, averroïste, puis latin.
L’immense synthèse de Thomas d'Aquin a ensuite formé le socle à partir duquel pendant sept siècles s’est forgé un aristotélisme scolastique, leibnizo-wolfien, puis néo-thomiste. Enfin, il y a un Aristote heideggérien, souvent appuyé sur la philologie, faisant face à un Aristote oxonien et analytique, souvent appuyé sur la logique. Pour couronner le tout, le style d’Aristote est bien loin – et c’est un euphémisme – d’avoir le charme de celui de Platon : il est rugueux, souvent didactique, la plupart du temps issu de notes de cours qui n’étaient pas destinées à être lues, issues de traités tronqués ou à l’authenticité douteuse.
La variété du corpus est également redoutable. Il comprend cinq grands blocs : l’Organon, composé des Analytiques qui exposent la logique, la théorie de la science et la dialectique d’Aristote ; les Traités physiques, composés de La Physique, du Traité du Ciel, et du traité De l’âme notamment ; la Zoologie, qui comprend tous les traités d’histoire naturelle ; L’Éthique, englobant ce qui est peut-être l’ouvrage le plus unifié et le plus aisément lisible d’Aristote, l’Éthique à Nicomaque et les traités politiques ; et enfin des écrits plus isolés et mal unifiés, la Métaphysique, la Poétique et la Rhétorique.
Le lecteur de l’édition Pellegrin des Œuvres complètes qui n’aurait qu’une idée vague de cet ensemble sera sans doute surpris de la place (quatre cents pages) qu’y occupent les traités sur les animaux : leur classification, leurs « parties » ou anatomie, leur mouvement, leur génération. Le commentaire contemporain, dont Pierre Pellegrin est l’un des meilleurs représentants, a pris la mesure du caractère central de cette biologie aristotélicienne.
Car Aristote est, bien avant d’être un métaphysicien, un physicien et un éthicien, un savant et un expérimentaliste avant la lettre, qui mène ses enquêtes sur le terrain. C’est d’ailleurs cette inspiration à la fois radicalement empiriste et profondément spéculative qui est ce qu’il y a de plus impressionnant chez lui : il est capable non seulement de tenir les raisonnements les plus abstraits sur le commencement du mouvement ou sur les figures du syllogisme, mais aussi de décrire avec force détails les propriétés de la rosée et du givre et celles de l’accouplement chez les poissons. Platon, c’est un monument ; Aristote, c’est un continent.
C'est pourquoi Aristote, comparé à Platon, a dû attendre aussi longtemps pour voir en France la réalisation de ces éditions complètes. Pour mémoire, le corpus aristotelicum existe en anglais depuis 1930 (édition de W. D. Ross, révisée en 1984 par Jonathan Barnes), l’édition allemande a commencé en 1956 et est achevée, les Italiens ont les superbes volumes de chez Bompiani.
Cela valait pourtant le coup d’attendre. Les deux entreprises éditoriales menées par Pierre Pellegrin, Richard Bodéüs et leurs équipes, toutes deux admirables dans le travail de traduction et d’édition, réunissent une somme d’efforts titanesque. Elles sont d’ailleurs assez différentes, bien qu’elles visent toutes deux à donner au public un Aristote accessible et débarrassé le plus possible des commentaires savants qui souvent encombraient le lecteur d’une jungle de notes.
Le volume Flammarion (trois mille pages) était en construction depuis longtemps puisqu’il regroupe la plupart des volumes édités chez GF par l’équipe Pellegrin. Il vise à être complet, au sens où il n’exclut que les écrits dont l’inauthenticité fait l’accord des spécialistes. Le volume de la Pléiade (tome 1) vise aussi à donner une « intégrale », mais n’offre pour le moment que les œuvres les plus accessibles et les plus célèbres (Éthique à Nicomaque, Éthique à Eudème, Politique, Constitution d’Athènes, Rhétorique, Poétique et Métaphysique). Les traductions de la Pléiade sont toutes inédites, à l’exception de celle de l’Éthique à Nicomaque par Bodéüs, qui apparaît dans les deux volumes, et de la remarquable traduction des Topiques par Jacques Brunschwig.
Les deux éditions se complètent : Flammarion donne tout le corpus, offre un index avec les termes grecs, mais contient très peu de notes (pour lesquelles le lecteur est prié de se référer à l’édition GF correspondante), alors que la Pléiade donne des annotations et des notices assez abondantes, mais pas d’index. Le lecteur non helléniste aura du mal à s’y reconnaître s’il use des deux éditions.
Les traducteurs ayant travaillé indépendamment les uns des autres chez Pellegrin, on constate des variations non négligeables, comme la traduction de « phronésis » (traditionnellement, « prudence ») par « sagacité », ce qui sonne souvent un peu bizarre. Les traductrices de la Métaphysique donnent pour entelécheia (par exemple en Q 7 1 049 a 5), l’une « ce qui vient à être en état accompli » (Flammarion), l’autre « devient en effectivité » (Pléiade) ; et pour le fameux to ti en einai, qu’on traduisait traditionnellement par « quiddité », l’une donne « être ce que c’est » (Flammarion), l’autre « l’être essentiel » (Pléiade).
Pour s’y repérer mieux, l’indication systématique des termes grecs translittérés entre parenthèses aurait été utile dans l’une et l’autre édition. Les féministes seront aussi très intéressé(e)s de constater que la traduction de Pierre Chiron de Rhétorique 1 373 a 34 : « Et les fautes que les victimes rougissent de dénoncer, telles les violences exercées par les femmes sur leurs propres maris ou sur leurs fils » diverge sérieusement de celle donnée par André Motte dans la Pléiade : « Puis tous les crimes d’injustice dont les victimes ont honte de parler, comme les outrages subis par les femmes de la maison, ou commis aux dépens de leurs maris ou de leurs fils ». Sont-ce les maris ou les femmes qui sont à plaindre ? (2)
En plus d’un endroit, mes lecteurs hellénistes, dont je ne peux prétendre être un semblable ou un frère, constateront de tels écarts. Mais ils sont un peu le lot d’entreprises aussi formidables. Quoi qu’il en soit, tous ceux qui ont peiné sur les traductions de Jules Tricot (Vrin) ne pourront qu’être reconnaissants aux traducteurs de nous en avoir délivrés (même si les lecteurs de la Poétique trouveront toujours utile de se référer à la traduction de Jean Lalot (Seuil, 1980).
Les historiens de la philosophie se méfient, la plupart du temps, des interprétations philosophiques et de l’exploitation de thèmes aristotéliciens dans la philosophie contemporaine. Ainsi, ils notent souvent qu’il n’y a que des rapports lointains entre l’Éthique à Nicomaque et ce que l’on appelle aujourd’hui l’« éthique des vertus », prônée par Elizabeth Anscombe, Philippa Foot ou Alasdair McIntyre, ou encore entre la conception aristotélicienne des vertus intellectuelles et ce que l’on appelle l’« épistémologie des vertus », qui vise à définir la connaissance dans les termes de l’ethos et de l’excellence des agents.
Ils se méfient aussi des interprétations de la logique des Analytiques premiers qui rapprochent trop celle-ci de la logique contemporaine ou font dialoguer l’auteur du De interpretatione avec la logique modale. Ils n’aiment pas trop l’exploitation que font les métaphysiciens contemporains des catégories aristotéliciennes d’essence et de substance, ou la remise à l’honneur de notions comme celles de disposition, de nature ou de puissance en vue de reformuler une métaphysique réaliste. Ils se demandent si cela a un sens de comparer l’hylémorphisme avec diverses variétés récentes de fonctionnalisme et de matérialisme non réductionniste. Ils froncent les sourcils quand les contemporains se réclament d'Aristote au sujet de la nature du choix, de la délibération et de la connaissance pratique et les diverses conceptions de la « continence » et de la faiblesse de la volonté, et quand ces thématiques resurgissent dans la lecture des œuvres littéraires.
Et pourtant ce sont bien ces thèmes aristotéliciens, doués d’une véritable ubiquité dans la philosophie d’aujourd’hui, qui rendent le corpus aristotélicien vivant. Il est tout aussi intéressant de confronter les notions aristotéliciennes de cause, de nécessité ou de choix raisonné avec les nôtres que de se demander si le monde physique ou le monde biologique, tel que nous les comprenons aujourd’hui, peuvent encore relever de notions comme celles de potentialité ou de téléologie.
On loue souvent Aristote – tout comme on lui en fait reproche quand on platonise – d’avoir une philosophie à hauteur d’homme. Mais c’est bien lui qui disait : « Il ne faut pas suivre ceux qui conseillent de penser humain, puisqu’on est homme, et de penser mortel, puisqu’on est mortel, il faut au contraire dans toute la mesure du possible se comporter en immortel » (Nicomaque, X, 1 177 b 32). Les pragmatistes, relativistes, existentialistes et humanistes de tout poil seront bien avisés de s’en souvenir, et ceux qui auront en main ces magnifiques volumes en prendront toute la mesure.
- Alain Badiou, « Aristote », in Jean Birnbaum (dir.), Trente entretiens du Monde des livres, Paris, Flammarion/Le Monde, 2008, p. 16.
- Je suis redevable ici à la sagacité de Claudine Tiercelin qui m’a signalé ce passage.
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