Le problème de la promesse est simple en apparence. D’un côté, le fait même de faire une promesse semble impliquer notre engagement à la tenir, et des reproches ou des sanctions si nous ne la tenons pas. De l’autre, il peut se faire que nous ne puissions pas tenir nos promesses en raison d’obligations concurrentes, ou simplement parce que les circonstances nous en empêchent. Le cas difficile est celui dans lequel notre jugement quant à la valeur de nos promesses diffère de l’obligation où nous sommes de les respecter. Cette obligation est-elle absolue, ou bien la force de nos évaluations quant à nos promesses est-elle en quelque manière relative à des considérations externes par rapport à leur force normative propre? Je me suis engagé à un rendez-vous amoureux avec Lolita demain, mais quid si finalement je trouve que Lavinia est la femme de ma vie ? Personne ne serait assez stupide pour respecter tous ses serments envers Lolita, qui d’ailleurs peut vous fausser elle-même compagnie aussi sec. Mais que vais-je dire à Lolita, si je lui fais faux bond et qu’elle vient me reprocher ma frivolité ? Évidemment, la vie, et surtout la vie sociale, est plus compliquée, mais nous sommes tout le temps confrontés à ce genre de dilemmes.
Chose promise prend son point d’appui sur un commentaire du fameux apologue de Hobbes dans le Léviathan, celui de l’Insensé qui a dit dans son cœur qu’il n’y a pas de justice. L’Insensé, le Foole, n’est pas seulement celui qui refuse la solution de Hobbes, celle du passage de l’état de nature à l’État, il s’incarne aussi dans les tentations permanentes représentées par les figures de César et du Prince de Machiavel, qui font exception pour eux-mêmes des promesses qu’ils ont contractées, mais aussi par la figure plus banale de l’égoïste qui pense pouvoir se passer des serments, et par celle du resquilleur qui pratique régulièrement le « pas vu pas pris ». Alain Boyer distingue, dans ses commentaires sur Hobbes, deux sortes d’état de nature : l’état de nature atomique (ENA), celui de la guerre de tous contre tous, et l’état de nature moléculaire, dans lequel il y a déjà de petites communautés formées qui ont entre elles des conventions (ENM, que l’on pourrait appeler ENS, état de nature socialisé). Le vrai problème n’est pas tant de sortir de l’ENA, c’est-à-dire de situations que les théoriciens des jeux appellent de « dilemme du prisonnier », que de sortir de l’ENS, c’est-à-dire de dilemmes du prisonnier répétés, où les individus ont déjà des stratégies.
Comme l’a montré avec profondeur Hume – et de nos jours David Lewis dans son étude classique Convention (Harvard 1969) –, la promesse n’est pas un pacte primitif du genre serment des Trois Suisses, mais une « vertu artificielle » dépendant de l’existence d’une convention de maintien des serments et des contrats : une certaine sorte de pratique sociale, qui consiste dans le fait que les membres du groupe se comportent en général d’une certaine manière, ont certaines attentes et intentions, et acceptent certains principes et normes. Ce n’est que sur fond de cette pratique antérieure qu’intervient le jugement moral selon lequel, étant donné ces conventions, il est moralement mauvais pour les membres du groupe de violer ces normes. Selon Hume, cette seconde étape prend la forme d’une réaction de désapprobation de la rupture des promesses, qui reflète notre reconnaissance du fait que l’institution de la promesse sert l’intérêt de chacun. Autrement dit, il n’y a pas seulement, comme le soutient une conception de type kantien, un principe universalisable de respect des promesses qui opérerait de manière abstraite, mais aussi un jugement sur la valeur des promesses et du respect des contrats en vue de l’utilité des agents sociaux. John Rawls, dans sa théorie de la justice, invoque ce qu’il appelle le principe d’équité (fairness) selon lequel ceux qui ont volontairement eu accès aux bénéfices d’une pratique sociale juste sont en retour obligés de se conformer aux règles. Le principe moral des promesses – il faut tenir parole – est donc au service d’une pratique sociale juste qui a pour effet de nous procurer un certain bien, celui qui consiste à faire des contrats stables. Ainsi – et, si j’ai bien compris, c’est la thèse d’Alain Boyer, qui suit en cela Rawls –, on peut combiner la position formaliste kantienne – qui veut qu’on respecte ses promesses parce qu’il faut respecter ses promesses – et la position utilitariste ou eudémoniste qui veut que ce soit aussi pour notre bien.
Boyer déploie dans son livre toutes les facettes de cet argument, alternant la voie historique, dans des commentaires éclairants de Hobbes, de Machiavel, de Rousseau et de Montaigne, et la voie qu’on pourrait appeler « logique », qui passe par la théorie des jeux et les sciences sociales, notamment à partir des travaux de David Gauthier sur Hobbes et de Jon Elster sur la rationalité. Son chapitre VIII est l’une des synthèses les plus éclairantes qu’il m’ait été donné de lire sur ces sujets. À juste titre, il commente non seulement l’ENA et les dilemmes du prisonnier, mais la situation typique de l’ENS, celle que Rousseau décrit comme « la chasse au cerf » : nous œuvrons ensemble en chassant le cerf, mais brusquement passe un lièvre que vous avez envie de chasser, laissant en plan votre coopération initiale. Cela le conduit à reconsidérer le thème rousseauiste de la volonté générale. Dans la dernière partie de son livre, Boyer s’intéresse aux attendus théologiques et anthropologiques du principe « pacta sunt servanda ». Il n’est plus question simplement de chasse, mais aussi de sacrifices. On promet et on jure devant Dieu, qui a contracté avec nous une alliance et qui est le garant de nos promesses. Alain Boyer esquisse une théorie du sacré et de la religion, écartant (heureusement) les tentations d’une théorie générale qui verrait dans le sacrifice du bouc émissaire l’origine et le fondement de la religion.
Ce livre ne réexamine pas seulement ces thèmes classiques avec profondeur. Il contient presque deux livres en un, car l’auteur ne cesse de se lancer dans des digressions, le plus souvent à travers un appareillage de notes d’une érudition généreuse, qui constitue un véritable sous-texte. Certains lecteurs auraient quelquefois préféré un argument plus linéaire et moins de méandres, mais d’autres, comme le présent recenseur, y ont trouvé matière à s’esbaudir. Le seul regret qu’on pourrait avoir en refermant ce remarquable traité est qu’il n’entre pas plus avant dans les fondements méta-éthiques de la théorie de la promesse, qui ne coïncident peut-être pas avec ceux de l’ordre politique et social. Si la promesse implique une obligation, comment celle-ci se constitue-t-elle ? Si elle est la mère de toutes les normes, comment exactement gouverne-t-elle l’ordre normatif ? La dimension juridique des promesses est relativement absente. Et la promesse est-elle à elle-même sa propre raison, comme le veut la ligne de l’auteur, que l’on pourrait appeler « ligne de Kant-Popper » (1), ou bien dépend-elle d’un bien autonome ? L’alternative entre kantisme et utilitarisme requiert sans doute une théorie mixte, selon laquelle les principes d’une théorie du bien s’allient avec ceux d’une théorie du droit, et la théorie du pacte de la raison s’allie à une ontologie des raisons.
- Voir, en particulier, son livre Hors du temps : Un essai sur Kant, Vrin, 2001.
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