La question a une portée individuelle, quand je vois dans mon mal de tête, mon insomnie ou mon indigestion, l’inquiétant symptôme d’une maladie plutôt que la conséquence normale d’un abus de travail ou de nourriture. Elle concerne le droit du travail quand il s’agit de savoir si le salarié épuisé qui s’absente deux jours a vraiment besoin de ce repos ou s’il n’est qu’un tricheur. Elle a une dimension culturelle, quand on fait prendre des calmants à des enfants qui s’époumonent dans la cour de récréation et, plus généralement, quand on définit tel comportement comme normal, admissible ou franchement déviant. Elle a des conséquences politiques quand on se demande ce que la Sécurité sociale doit rembourser et que l’on tente d’évaluer le poids du lobby pharmaceutique dans l’admission de tel mal-être comme maladie. Elle touche aussi la détermination des limites de la science médicale, quand on se demande s’il convient ou non de traiter certains comportements comme on traite une maladie. L’homosexualité en était une, elle ne l’est plus tandis que la pédophilie l’est devenue. Dans les dernières décennies du communisme soviétique, les opposants politiques étaient internés dans des hôpitaux psychiatriques. Nos belles âmes trouvent plus humain de considérer les assassins comme des malades mais ne sont pas choquées que les fous soient internés dans des prisons plutôt que soignés. Il est vrai que la plupart des prisonniers sont astreints à la consommation de nombreux médicaments.
Dans une société où l’on ne cesse de se souhaiter une bonne santé et de se saluer, nul ne peut croire sérieusement que la santé serait l’affaire exclusive de ceux que l’on nomme « professionnels de santé » pour dire qu’ils tentent de soigner les malades. En revanche, on voit bien ce que peut être une sociologie de la santé, une politique de la santé, une économie de la santé. Autant dire que la santé serait l’affaire d’à peu près tout le monde – chacun est concerné par sa santé –, à l’exception des médecins et des philosophes. Jean-Claude Fondras est les deux, ce qui fait son originalité et explique son audace.
Ce praticien hospitalier a voulu se donner les moyens de penser ce qu’il a pu considérer comme l’enjeu de sa profession. Après avoir soutenu une thèse de philosophie sur « La douleur, expérience et médicalisation », il s’attache ici aux définitions de la santé que les philosophes ont tenté de formuler. L’intérêt que suscite son livre tient d’abord à la singularité de sa position : ce médecin ne feint pas de déduire de sa pratique quelques-unes de ces platitudes bien senties que les médias qualifient volontiers de philosophie. On n’est ni devant la leçon de vie du bon docteur X, ni devant les profondes réflexions de tel praticien mondialement connu, ni devant les considérations bioéthiques d’un penseur autoproclamé qui n’a jamais éprouvé le besoin de lire un auteur aussi ancien qu’Aristote.
Fondras adopte une posture plus modeste et plus productive. Il accomplit un travail honnête grâce auquel son livre, quoique de lecture aisée et agréable, apporte beaucoup de données qui pourront servir de base à une authentique réflexion sur la maladie et la bioéthique. C’est déjà le cas lorsqu’il rappelle ce qu’ont pu dire de la santé des auteurs canoniques de la philosophie, de Platon et Aristote à Nietzsche en passant par Épicure ou Descartes. Sa « galerie de portraits » n’est pas un résumé de doxographie : il va chercher dans les œuvres mêmes les passages pertinents, lesquels sont loin d’être les textes les plus lus de leurs auteurs. Ainsi, les pages consacrées à Kant révèlent une facette inattendue de l’auteur de la Critique de la raison pure, dont on connaissait l’hygiène de vie mais que l’on voit rarement s’interroger sur la légitimité morale de l’inoculation de la variole – il a pourtant écrit des « Réflexions sur l’inoculation ». On ne s’étonnera pas de voir revenir avec insistance le nom de Foucault ni, bien sûr, celui de Canguilhem, dont on apprend à l’occasion l’importance qu’il attachait à la morale des stoïciens, reprenant ainsi l’héritage de Montaigne et du Descartes des Lettres à Élisabeth.
Mais la majeure partie du livre est consacrée à un « panorama des idées marquantes » depuis « l’éclosion des sciences de la vie et de la médecine », c’est-à-dire depuis le début du XXe siècle et principalement dans l’horizon du pragmatisme américain et de la philosophie analytique de la médecine. Ce panorama est exposé selon les diverses problématiques qui ont pu être abordées en la matière : la santé comme concept ou comme expérience et culture, les notions de droit et de devoir de santé, les liens éventuels avec les thématiques du bonheur et du bien-être.
Les questions les plus troublantes à l’heure actuelle sont peut-être celles qui tournent autour de la notion de « santé positive », quand on considère (avec l’OMS !) que la santé « est plus que la simple absence de maladie ». Partant ainsi à « la recherche d’un état optimum », on ouvre la voie à toutes les tentatives d’amélioration moins de la santé que des capacités physiologiques de l’être humain. Quand la technique médicale modifie l’organisme des sportifs, on dénonce le « dopage » sans qu’on sache si l’argument est aussi moral qu’on le prétend : y a-t-il encore tricherie quand cette pratique est généralisée à toute une discipline sportive ? Ce n’est pourtant que la forme la plus popularisée des interventions mélioratives dont rêvent certains esprits modernistes sensibles aux vertus des nanotechnologies. D’autres, pour le moment cantonnés à Hollywood, prédisent un avenir fait de cyborgs, ces êtres dont la machine a considérablement accru les performances – uniquement physiques, il faut bien le dire.
Jean-Claude Fondras présente fort bien son « panorama ». Il énonce clairement les enjeux et donne une idée précise des arguments échangés. Informé des débats actuels et des noms de ceux qui les nourrissent, le lecteur saura dans quelle direction prolonger sa lecture.
Marc Lebiez
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