Un roman manifestement autobiographique : comme Umberto Saba (Umberto Poli de son vrai nom), Ernesto naît à Trieste à la fin du XIXe siècle, d’un père vénitien qui abandonne le domicile conjugal, et d’une mère juive, qui se veut « spartiate », et le laissera pendant ses premières années aux bons soins d’une nourrice. Comme l’auteur du roman, Ernesto quitte assez tôt l’école et devient employé dans une petite entreprise d’agrumes, elle aussi rapidement abandonnée. Même tournant, pour l’un et l’autre, vers une carrière de violoniste, qui se solde par un échec. Umberto/Ernesto s’oriente alors vers la poésie. Ces éléments autobiographiques sont déjà présents dans certaines nouvelles (La Poule) et en particulier dans les poèmes du Petit Berto. Mais aucun de ces textes n’aborde le problème qui est au centre même du roman : la découverte de la sexualité.
Celle-ci commencera pour Ernesto, comme pour les jeunes Grecs de l’Antiquité, par une relation homosexuelle. Peut-être par un simple hasard, puisque l’initiateur se trouve dans l’entreprise où il travaille, et où n’apparaît du reste aucune femme. Plus âgé que lui, manœuvre, c’est un homme du peuple, alors qu’Ernesto (16 ans), employé aux écritures, est de famille bourgeoise. Ce n’est pas lui qui fait le premier pas, mais il accepte sans hésiter : « Ernesto dégagea de l’étreinte qui s’était faite plus forte, sa main devenue un peu molle et moite, et la posa timidement sur la cuisse de l’homme. Il remonta lentement, jusqu’à frôler à peine, et comme par hasard le sexe. » S’il est avant tout en quête de plaisir physique il n’en est pas moins heureux de comprendre que « l’homme » a de l’affection pour lui. La réciproque n’est pas vraie, mais la liaison se poursuivra, sans heurts ni véritable passion, et ne sera pas exclusive puisque Ernesto se rendra pour la première fois, sans réticences ni déception, chez une prostituée. Bien que novice en la matière, tout lui semble naturel et sain dans le domaine de la sexualité, et c’est sans doute ce qui donne à ce texte une légèreté et une poésie inhabituelles : ni angoisses ni remords, pas plus dans la relation avec l’homme que dans l’expérience avec la prostituée. Et si Ernesto met fin à la relation homosexuelle (le lecteur découvrira de quelle façon), c’est uniquement parce qu’il a entendu son oncle dire que ceux qui se livrent à des pratiques de ce genre devraient se tirer une balle dans la tête. Après la rupture, presque indolore pour lui, son amitié, beaucoup plus affective, pour le jeune violoniste Emilio sera sans doute elle aussi plus que de l’amitié, mais le roman, interrompu, ne le dit pas. Ces petits faits, qui n’ont rien de tragique, se développent évidemment dans « le blanc Panorama de Trieste », ville mystérieuse, déchirée entre trois nationalités, soumise aux brumes ou à la bora, presque menacée par la mer : tout le climat poétique du Canzoniere. Saba ne serait pas Saba sans Trieste, et Trieste n’est plus la même depuis Saba.
On voudrait s’étendre davantage sur d’autres détails, sur la qualité des personnages secondaires, en particulier de la mère, de la nourrice tant aimée, et plus prosaïquement sur les conditions de travail au début du XXe, sur « l’étrange boutique de vieux livres » où Saba passera une partie de sa vie, et sur son engagement politique. Il faudrait aussi s’arrêter longuement sur le rapport dialecte-italien classique qui recouvre des réalités antithétiques. Mais il est primordial de consulter les annexes établies par René de Ceccatty, le traducteur, et Maria Antonietta Grignani, « curatrice » de l’édition italienne, car ce roman recouvre un autre problème : Saba ne l’acheva jamais, parce qu’il n’arrivait pas à l’achever, et ne l’aurait sans doute pas publié s’il l’avait achevé.
Il faut évidemment se replacer dans l’esprit du début du XXe siècle où l’homosexualité était loin d’être admise. (Certains textes très personnels de Pasolini ne paraîtront qu’après sa mort.) Mais, d’après René de Ceccatty, qui connaît à fond son auteur, Saba n’avait pas peur de choquer ses lecteurs, ce n’était pas dans son caractère indépendant et légèrement insolent. Alors, pourquoi ces recommandations, presque des supplications, adressées à maintes reprises à Linuccia, sa fille ? : « Il faudrait que je sois certain de trois choses : 1 : Que ni toi ni Carlo (Levi) ne le laissiez traîner (…) ; 2 : Que tu ne le fasses lire à personne (…) ; 3 : Qu’une fois qu’il aura été lu, tu me le rendes. » Pourquoi cette difficulté à aller au-delà des cent dix premières pages, ces questionnements incessants, ces scrupules tardifs, pourquoi avoir demandé à la même Linuccia de brûler le livre après sa mort ? Ce qu’elle ne fera pas, fort heureusement, puisque le roman inachevé paraîtra chez Einaudi en 1976, dix ans après la disparition du poète. Il y a une contradiction évidente entre le naturel avec lequel la question de l’homosexualité est abordée dans le livre, et les angoisses que son évocation suscite chez l’écrivain vieillissant. Est-ce parce qu’il craint (il le suggère lui-même) que le roman, dont il pressent la valeur, ne porte ombrage à son Canzoniere ? Regrette-t-il, par pudeur, d’avoir livré au public un aspect trop intime de sa personnalité ? « Depuis que ma bouche est presque muette / j’aime les vies qui ne parlent presque pas. »
La question reste ouverte et double l’intérêt que l’on peut porter au roman : beau dans sa grande simplicité, parfois crû mais sainement, poétique, très en avance sur son temps, puisqu’il faudra attendre plus d’un demi-siècle pour que l’homosexualité soit exorcisée. Toutefois Ernesto n’est pas un plaidoyer, c’est le récit d’un vieil homme qui revient sur ses années de jeunesse (« Qui va chassant l’amour, qui les plaisirs / qui rien que les souvenirs ») et qui, peut-être, s’aperçoit trop tard qu’il a profané certains moments secrets en les divulguant.
Monique Baccelli
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