Cette édition des Poèmes complets vient combler de nombreuses lacunes (avec ses inédits conséquents) et réparer de gênantes erreurs, par le retrait ici d’un poème patriotique (Nietzsche ayant eu le malheur d’en recopier un, sa sœur l’a considéré par erreur comme sien et s’en est servie aux fins que l’on connaît) et là d’un poème sur le suicide (dû à Meissner). Il faut débarrasser Nietzsche de tout ce qui contribue à le déformer, et présenter autant ces poèmes édités ou intégrés dans des essais (moins de 80 pages en français) que les poèmes posthumes (plus de 300 pages en français).
Un premier ensemble poétique, généralement associé à la jeunesse, montre un poète romantique, sentimental, exaltant la nature (les paysages fantasmagoriques hantent « La Mort de Beethoven ») et les êtres (l’amitié restera une valeur primordiale) : « Affectueusement je te prends dans mes mains, / Toi qui m’as consolé, m’as donné vin et pain, / Mon Shakespeare, quand les souffrances m’accablèrent ! » (« Pensées nocturnes »).
Sa voix devient plus personnelle lorsque, en homme téléologique, il montre qu’il veut avancer et par là même identifier tout ce qui pourrait le freiner (comme la compassion). De nombreux fragments tardifs exaltent ainsi l’oubli :
Jette ta douleur dans l’abîme !
Homme, oublie ! Homme, oublie !
Oublier est un art divin !
Si tu veux voler,
Si tu veux être chez toi en altitude :
jette ce que tu as de plus lourd à la mer !
Voici la mer, jette-toi à la mer !
Oublier est un art divin !
Le souci de conserver, l’amour du passé, seraient des chaînes :
votre amour frelaté
pour le passé
un amour de fossoyeurs –
c’est un vol fait à la vie,
vous lui dérobez l’avenir –
Et Nietzsche de rattacher également l’oubli aux valeurs morales : « on ne reste bon que quand on oublie. / Les enfants qui se souviennent des punitions et des réprimandes, / deviennent rusés, secrets – »
Car la finalité reste de devenir meilleur et de s’élever. Sa poésie est profondément liée à cette notion de verticalité, à cette aspiration vers le haut (« Je me suis dressé trop seul et trop grand »,écrit-il dans « Pin et éclair »). Cette élévation, elle-même liée à la joie, au bonheur (« Mon bonheur ! »), est plus explicite encore dans ses « Règles de vie » :
Pour vivre la vie volontiers
En surplomb tu te tiendras !
Apprends donc à t’élever !
Apprends – à regarder en bas !
La plus noble des pulsions
Ennoblis-la avec soin :
À tout kilo d’amour, joins
Un grain d’autodérision !
Comme si Nietzsche n’assumait pas ses aspirations, il ne peut s’empêcher de ponctuer sa démarche par des notes humoristiques, par un appel au rire, autre élément indispensable dans le processus ascensionnel. Car le rire – souvent ironique – est, au même titre que la joie ou l’amitié, une valeur ardemment défendue, et illustrée parfois par des comparaisons invitant à sourire :
Je n’écris pas qu’avec la main :
Le pied aussi veut constamment être écrivain.
Il court, le ferme, libre et brave pied,
Tantôt par les rochers, tantôt sur le papier.
L’activité du philosophe, rattachée au « sérieux », obligerait à considérer comme futile l’activité de poète. Nietzsche n’hésite d’ailleurs pas à voir une séparation nette entre ces deux pratiques. Pour autant, les deux se rejoignent parfois dans ses publications mêmes, où les poèmes s’invitent, côtoyant ou servant de préludes à la réflexion philosophique. Mais le poète est rattaché à des valeurs négatives. Nietzsche ne désavoue pas Platon, pour qui déjà le poète était un menteur. Il renchérit : un poète est « une bête, rusée, voleuse, rôdeuse / qui ne peut que mentir », qui s’oppose à l’aspiration du « promis de la vérité » (« Rien qu’un fou ! Rien qu’un poète ! »). Alors pourquoi la poésie ? Ce choix tient à un paradoxe : la poésie est capable de révéler ce que la pensée ne peut pas : « Le poète, qui sait mentir / le sachant, le voulant / lui seul peut dire la vérité » (« Aimer les méchants »).
Philosophie et poésie s’opposent clairement sur le plan du rapport à la langue. La langue philosophique est abstraite, dialectique, liée à la logique et à la raison quand la poésie est une langue esthétique. Poésie et philosophie se distinguent formellement :
Rythme au début, rime pour finir […]
Ce gazouillement angélique
S’appelle un chant […]
La sentence a une autre portée :
Elle peut railler, divaguer, bondir,
Jamais une sentence ne saurait chanter […]
Puis-je vous offrir l’un et l’autre mêlés ?
(« Chants et sentences »)
Leur potentiel également diffère, et autorise Nietzsche à poursuivre son ascension : « Si un anathème ne vous sauve pas, / L’accent de joies claires le fera. » (« Yorick tsigane »). Elle réveille le pouvoir rêvé des poètes-prophètes. Guillaume Métayer parle à ce titre de « synesthésies intellectuelles et conceptuelles ».
Le raisonnable, que la raison l’édifie.
L’artiste doit avoir l’art pour seul aliment.
Qui écrivit ce livre est artiste pourtant ;
Ce n’est pas sa raison, c’est son cœur qui le fit.
La singularité formelle de la poésie est heureusement défendue par la traduction de Guillaume Métayer, qui cherche à resituer le poème dans son contexte esthétique et à montrer son lien avec la philosophie de Nietzsche. Métayer tente de conserver les éléments formels (strophes, rythmes, rimes) présents dans la poésie originale. Les derniers poèmes obéissent toujours à ce projet. S’ils ressemblent à des poèmes en prose, il ne s’agit que d’illusions éditoriales : nombreux passages sont incomplets (certains vers finissent par der, d’autres comprennent des suites de rimes destinées à terminer le poème). Ainsi, ces bribes ou fragments ne témoignent que d’un inachèvement et confortent l’idée d’une intention de mise en vers.
Sans doute par amalgame avec la poésie française de la fin du XIXe siècle (elle-même ayant subi ce trompe-l’œil éditorial à cause des éditions des Illuminations, compilation de textes et de fragments parfois inachevés), l’âge de maturité poétique de Nietzsche risque d’être associé au poème en prose. Le poète-philosophe s’est continuellement astreint à une structure poétique classique pour défendre l’aspiration de la poésie à reproduire ce que Guillaume Métayer appelle une « mélodie originelle ». Le poète assume la contrainte (Zwang) comme élément fertile autorisant le déploiement de la volonté de puissance.
Eddie Breuil
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