Il faut dire quelques mots du livre très beau d’Alain Jugnon, Au sujet de Surya, qui est écrit avec le regard braqué sur ce qu’est la pensée d’un lecteur, en particulier celle de Michel Surya, grand spécialiste de Bataille. Mais l’exercice d’admiration, assumé, est d’emblée dépassé par des déclarations passionnelles en direction d’une galaxie d’auteurs liés au soleil central. C’est un texte qui est écrit avec les dents, avec l’espoir du désespoir, au nom de tout ce qui est déterminant dans l’art littéraire et la philosophie.
Tout commence par un acte fondateur, une phrase-cisaille lue dans le livre de Surya sur Nietzsche, L’Eternel Retour :
« Je cherche à penser que penser peut décider de tout. »
Et qui se poursuit par :
« Non pas peut-être tout toujours, mais tout au moins une fois. S’il y a rien que je puisse vouloir encore, c’est cela. Voilà pourquoi je suis ici. Voilà pourquoi j’ai, pour un moment au moins, tout arrêté. Parce que je veux croire que penser ne compte pas moins, pour celui qui pense, que croire pour celui qui croit. N’est pas moins fait pour emporter ce qui reste avec soi. »
Ce choc initial, vécu par Jugnon comme initiation, donne le mouvement à un livre frémissant d’émotion et de saturation nerveuse au service de ce qu’est une pensée quand elle passe dans un corps. En l’occurrence : la pensée d’un homme examinée dans son œuvre seule, où l’admirateur joue d’une structure en spirale pour retisser via l’araignée Surya les fils très fins et très solides des intensités Nietzsche, Kafka, Nerval, des polarités Bataille, Beckett, Blanchot (avec Artaud en point aveugle). Le dit se compose en effet par mariage et collage des auteurs fondamentaux de Surya et des auteurs explorés par lui, lus, c’est-à-dire écrits, constituant ainsi par scansions marquées une bibliothèque de citations et d’êtres, une « bible humaine ».
C’est un livre beau d’étrangeté, avec des circonvolutions très cohérentes, des silences vifs, une sculpture d’émotion composée au souvenir des textes. Très souvent, cela tend vers une méditation concentrée sur le labyrinthe Surya tel qu’il apparaît dans la mémoire d’un lecteur spécial, un spécialiste, un frère peut-être, un descendant qui s’est donné pour mission de dire l’auteur dans sa vitalité d’écrivain de la pensée. Tout secoué qu’il soit, le dire qui relie de manière rigoureuse les citations entre elles transforme presque le nom de Surya en stèle sacrée et court sur le chemin où s’ouvrent les portes des essais. Ainsi du commentaire de La Révolution rêvée de Surya où Alain Jugnon clarifie le lien entre cette notion et celle de consolation. S’adressant à lui, Jugnon écrit :
« Il s’agira toujours pour vous d’une révolution par l’écriture, la pratique proprement révolutionnaire d’une invention poétique parce que politique. »
L’adresse à Surya mute alors, non sans passages bibliographiques qui ressemblent aux maladroites présentations des orateurs dans un colloque, en un « roman de Surya », dans le sens qu’Aragon donne au mot roman dans « le roman de Matisse », assez proche de l’idée d’exofiction (« en écrivant Au sujet de Surya, je me découvre aussi »), mais qui correspond en réalité à la poétique d’une vie prise en charge par une parole. La mise en abyme fonctionne et l’on a la sensation d’une translation, d’une transfusion : Alain Jugnon prend Surya dans son ventre qui prend Bataille dans son ventre (et inversement), au risque d’une remontée vers les figures diversement mortifères du père et de la mère. Surtout, cette parole, avec un instinct qui ne se trompe pas, donne à lire les textes de Surya et ne relance son rôle d’escorte que pour mieux étudier les fragments d’une mémoire marquée au feu par certains textes majeurs, comme la biographie de Bataille, en 1987 :
« Votre biographie de Bataille, c’est un théâtre et une théorie pour faire tomber l’État, c’est une poétique de la liberté-égalité, la consolation n’y est pour l’heure pour rien. »
Entre « une politique de l’essai » et une poésie de la revue (Lignes), Surya serait le repère, dont Jugnon traque les obsessions : la mort, la révolution-consolation, l’animalité, l’enfance, l’athéisme, le mysticisme, la puissance de l’écriture qui rompt avec l’ordre pour construire celui « d’une écriture qui maintient l’homme et les livres » : Vuarnet, Derrida, Deleuze, Jouffroy, plus loin Sade, la toile se tisse et il n’y a plus qu’à se laisser porter. Radicalement contraint par son désir de dire Surya et radicalement libre dans la recherche d’une écriture qui soit à la croisée de toutes les autres, Alain Jugnon, qui écrit aussi de très belles pages sur le style variable de son fétiche, frôle constamment le théâtre, le poème, l’essai, le roman, le dialogue, le rêve, une véritable explosion depuis l’intérieur d’une œuvre qu’il connaît parfaitement.
Le propos vigoureux est constamment tendre, terriblement musclé, précis et rythmé. Il fait danser ce roman, créant un chant d’accompagnement anarchique et tonique. Toute esthétique qu’elle soit, la danse en question tracée autour d’un écrivain dont Alain Jugnon s’est tatoué la poétique sur le cœur est de celles qui se reconnectent aux dieux sauvages et sauveurs – elle prépare au combat.
Luc Vigier
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