Norbert Czarny : Quel est le point de départ de ce roman ?
Dror Mishani : Tout est parti d’une scène que je qualifierais volontiers de fondatrice. Mon fils, qui avait alors quatre ans, m’a dit un jour : « tu sais Papa, j’ai eu un père avant toi. Il est mort. Et tu es devenu mon père ». J’ai repris ces mots dans le roman, prononcés par l’un des fils de Haïm Sara. J’ai voulu mettre la relation père-fils, et l’amour entre les parents, au cœur du roman. La mère, Jenny, n’aime pas ses enfants. Le père les aime trop. C’est donc la tragédie d’un père qui est au centre du livre.
N. C. : Pourquoi une mère philippine ?
D. M. : On connaît très mal hors d’Israël la situation des nombreux étrangers, non juifs, non arabes, qui vivent dans le pays. Un Israélien comme Sara doit se marier à Chypre, ses enfants ne sont pas considérés comme juifs. Ce n’est pas sans conséquences sur leur vie. Je tenais à montrer le pays vu par les yeux des étrangers, des immigrants qui, par exemple, remplissent l’église de Jaffa le dimanche : Philippins, Polonais, Ukrainiens, Roumains… Ce sont des invisibles. Et pourtant ils sont très nombreux dans les marges de Tel Aviv.
N. C. : Les autres personnages ont aussi quelque chose des invisibles.
D. M. : Oui. Ils appartiennent à la classe moyenne israélienne. Ils ne sont pas de ces héros ou de ces êtres singuliers qu’on représente d’ordinaire : le survivant de la Shoah, le militaire galonné (ou voulant le devenir), le pionnier qui bâtit le kibboutz. Ils sont souvent des Orientaux, issus comme Sara d’une famille venue d’Iran ou d’un pays arabe. La littérature israélienne n’évoque guère ces invisibles. Elle aborde les grands sujets que je citais : la guerre ou les guerres, l’armée, la fondation de l’État… Mes personnages n’ont pas cette dimension symbolique, d’où aussi le choix de Holon. Il n’y a rien de particulier dans cette ville, rien à y voir ou à y faire de remarquable.
N. C. : La relation entre Haïm Sara et sa mère est singulière.
D. M. : Traiter de ce lien a été mon plus grand plaisir d’écriture. Cette mère s’exprime avec un minimum de mots et elle domine son fils. Les hommes de mes romans dépendent des femmes. C’est le cas d’Avi Avraham vis-à-vis d’Ilana Liss. Celle-ci incarne la femme israélienne visible : elle a perdu son fils à la guerre, elle impose sa forte présence. Face à elle, Avi rêve de porter le roman national. Il n’est pas un pionnier, pas un soldat d’exception. Il a donc besoin d’être reconnu par elle, sa supérieure hiérarchique, comme étant un bon enquêteur.
N. C. : Pour parler des hommes et des femmes, de la relation père-fils, pourquoi utilisez-vous le roman noir ?
D. M. : Ce genre me passionne depuis longtemps, et il m’intrigue. J’utilise la dimension criminelle comme une fausse piste, une sorte de « MacGuffin », pour reprendre l’expression de Hitchcock. J’ai découvert le genre à Paris, lorsque j’apprenais le français. Pour que je m’améliore rapidement, mon professeur m’avait recommandé deux classiques : Camus, pour l’usage du passé composé, plus facile à saisir ; et Simenon. J’ai retenu les leçons de Simenon, j’ai pris la décision de m’intéresser à l’homme dans son humanité. Je veux dire que dans le roman ce qui m’intéresse est l’individu ordinaire, qui a perdu quelqu’un, qui n’a en lui rien de singulier, sinon son humanité. C’est une décision « politique », qui a aussi à voir avec l’histoire du roman noir en Israël.
N. C. : C’est-à-dire ?
D. M. : Je faisais ma thèse sur l’histoire du roman noir. En Israël, un seul auteur a vraiment compté pendant dix ans : Batya Gour. Le premier roman noir israélien date de 1930. Il raconte un crime élucidé par un détective. Un mari a été assassiné. On soupçonne l’amant. Or, la femme qui se rend chez le détective maintient que son amant est innocent. Et, en effet, on apprend dans les dernières pages que le mari a été tué par… une météorite ! En Israël, il y a un consensus pour dire que la violence est externe ou extérieure. Si un mari assassine sa femme, on le lit en page dix-neuf ou vingt du journal. Si la même femme est tuée par un Palestinien, c’est en une et le Premier ministre fait des déclarations à la télévision. Il n’y a pas de criminalité en Israël : tout reste caché. La violence aussi est cachée. Je me suis demandé pourquoi le genre du roman noir était si peu en vogue dans ce pays. Et j’ai constaté que d’autres pays, d’autres parties du monde, ne l’avaient connu que tardivement. L’Europe centrale et l’URSS ne le pratiquaient pas, le monde arabe non plus. La société israélienne a longtemps été égalitariste, le monde arabe soudé autour de la famille, de la communauté. Or, la situation a changé. La société israélienne a perdu sa singularité. Il y a des étrangers, comme je l’ai dit tout à l’heure, les rapports de classe sont très marqués, avec des très pauvres et des très riches. Les contrastes sont plus forts dans une société urbanisée. Avant, on connaissait son voisin ; maintenant, il est anonyme ou étranger. Tout devient possible, y compris le crime.
N. C. : Votre roman se déroule autour de la fête de Yom Kippour. Ce n’est pas fortuit.
D. M. : C’est le seul jour où tout s’arrête dans le pays, le seul moment qui unit tout Israël, même si tout le monde ne respecte pas les rites. C’est aussi un jour de contraste entre qui est juif et qui ne l’est pas. Au plan romanesque, c’est un moment très précieux. L’intrigue est bloquée par le hasard qui tient à ce jour. Haïm Sara ne fait pas ce qu’il veut. J’aime ce hasard qui va contre la logique du roman noir, genre à la mécanique précise.
N. C. : Vous écrivez un nouveau roman dans la série consacrée à Avi Avraham, n’est-ce pas ?
D. M. : En effet. J’aimerais savoir si ce personnage peut devenir un vrai héros de la culture israélienne.
- NQL n° 1 102.
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