Le surréalisme n’est pas, pour Georges Sebbag, un mouvement où l’on pourrait distinguer sans danger telle voix singulière dans la multitude ni même une seule philosophie : dès l’origine du projet, il s’agit de détecter les communautés de pensée et de sonder les sources d’une forme d’intelligence collective, construite dans une temporalité à la fois continue et fragmentée. Non seulement les surréalistes échangent constamment au point de produire une langue commune, mais ils partagent des lectures intenses qui tissent entre eux le texte des penseurs, des analystes, des moralistes et des philosophes, dont on nous propose ici, sur près de 690 pages, le vertige.
Les grands médiateurs de la philosophie sont d’abord, par héritage, des écrivains et des poètes que les arpenteurs des années 1920 connaissent bien : Isidore Ducasse dit Lautréamont, d’une part, et Maurice Barrès, d’autre part, tous deux relus et dépliés comme passerelles vers Emmanuel Kant, dont la place prépondérante, notamment chez Aragon et Breton, est minutieusement établie. Au défi des complexités intertextuelles et intericoniques, à l’exemple de ce chapitre consacré à Chirico médiateur de Nietzsche, on traverse ainsi, en surréaliste, les miroirs. Impossible de perdre pied : c’est au contact des textes, repris dans leur poétique et leur contexte d’écriture même, que s’élabore l’explication méticuleuse d’une pensée circulaire.
Ainsi a-t-on le plaisir d’une enquête de grande envergure sur la place en trompe-l’œil de Hegel dans les emprunts faits par le couple majeur à la philosophie allemande. Elle rétablit, par exemple pour les années de composition du Paysan de Paris, la prééminence de Kant, mais aussi, pour le domaine anglais, celle de Berkeley, qui joue un si grand rôle dans Nadja de Breton. On a très vite la sensation d’une approche critique des travaux anciens ou récents qui placent Hegel, conformément à la légende écrite par Breton à partir des années 1930, au centre du système originel de sa philosophie. La plongée dans les écritures vivantes, la prise en compte des échanges électriques entre les auteurs de La Révolution surréaliste, de Clarté et de la revue Philosophie, démontrent rapidement qu’il faut nuancer la prééminence hégélienne construite a posteriori par Aragon et Breton, dont on notera que, pour une fois, ils ne sont pas sur ce point séparés.
Les années-sources du surréalisme (1919-1923) sont, dans cet esprit, scrutées au microscope pour dessiner l’histoire d’une pensée qui se monte par collages successifs, sans esprit de système, mais en tension conceptuelle vers des effets de refondation critique. Fût-ce au prix d’un assemblage qui emprunte à tous les domaines du savoir et de la philosophie, les surréalistes cherchent à dire le tremblement de terre intellectuel et moral vécu par eux dans l’ordre du langage et de la pensée au profit d’une rationalisation du projet révolutionnaire. Le vertige n’est donc pas, dans Potence avec paratonnerre, uniquement lié à l’érudition de son auteur ou à l’impression de lire un gigantesque poème sur le temps, mais à la méthode même : la construction, de moins en moins discrète au fur et à mesure des chapitres virtuoses, d’une épistémologie collagiste. Celle-ci vient redoubler l’étude du collage chez Tzara, Arp ou Breton, dont Georges Sebbag a fait sa spécialité et dont il a souvent décrypté le langage[1].
C’est un livre qui, en ce sens, plonge son lecteur dans un espace mental particulier : tout en respectant scrupuleusement la chronologie, il l'immerge à intervalles réguliers dans les jeux d’échos, de citations et de concepts métamorphosés qui appartiennent à une durée beaucoup plus vaste, extrayant des temporalités « sans fil » et des « durées automatiques » de Breton le principe même de sa lecture du surréalisme. Par cette méthode, outre les très attendus Platon, Descartes, Hegel et Marx, on relie des philosophes comme Berkeley, Fichte, Schelling ou Bergson à cette matière mentale qui s’élabore dans le texte, la poésie et l’image à une vitesse sans nom, au sein d’une communauté d’auteurs qu’on dirait associés par une toile d’araignée.
Si Ducasse considère (et c’est une des propositions fortes de cet ouvrage) que la philosophie englobe la poésie, le livre de Georges Sebbag abrite un vivant musée imaginaire de la pensée surréaliste, en évitant le piège de l’uniformisation et en concentrant son attention sur les grands moments où la pensée bascule dans une direction ou une autre, non sans effets déconcertants de pendule. Du reste, pensée de la pensée surréaliste comme entité collective produisant des durées singulières et associées, Potence avec paratonnerre fonctionne aussi comme exploration d’une forme d’inconscient philosophique, où les auteurs, même animés d’une véritable stratégie conceptuelle, assisteraient sans le vouloir au spectacle d’une pensée en construction, bien au-delà des années des Champs magnétiques et de l’expérience des sommeils chez Desnos.
Nul effroi devant le volume de l’ouvrage : fortement structuré, il se lit simultanément dans son processus linéaire et comme la projection, devant nous, d’un ciel étoilé. Mieux : on peut rêver ce trésor en reconstituant de mémoire le grand dialogue magique des surréalistes avec les philosophes, qui constituent l’autre texte de ce mouvement, son code sous-jacent et, dans un sens, sa métaphysique.
[1] Georges Sebbag, L’Imprononçable Jour de ma naissance. 17ndré 13reton, Jean-Michel Place, 1988 ; L’Imprononçable Jour de sa mort. Jacques Vaché, janvier 1919, avec en fac-similé la lettre-collage d’André Breton, Jean-Michel Place, 1989, ou encore Le Point sublime. Breton, Rimbaud, Kaplan, Jean-Michel Place, 1997.
Luc Vigier
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)