L’effacement de soi et des autres
SERGE KOSTER
UN ÉTÉ SANS FIN
Pierre-Guillaume de Roux, 96 p., 19,90 €
Les premières phrases du texte de Serge Koster nous plongent dans le bonheur tranquille d’un Parisien déambulant au centre de sa ville : courses matinales au marché de Buci, journal acheté rue Grégoire-de-Tours, café pris rue de Bourbon-le-Château ; moments désinvoltes, temps lisse, immobile, livré aux joies simples du quotidien, auxquels se mêlent la fréquentation des librairies, des salles de cinéma, l’écriture aussi, régulièrement pratiquée.
Aucune anicroche apparente dans ces plaisirs uniformément répétés. Un trouble pourtant, quasi dérisoire, toujours discret, négligé même dans un premier temps, vient compliquer, un jour incertain, cette toute banale sérénité. Les signes en sont infimes : doigts gourds, stylo vaguement défaillant, lourdeur curieuse des jambes, marche à peine ralentie. Comment se méfier ? Pourquoi s’alerter ? L’auteur ne s’inquiète pas. Le mal, quoi qu’il en soit, se fait plus lancinant. L’écriture touche bientôt à l’illisible, la signature résiste, des fourmillements s’ajoutent, l’anxiété s’installe. Jusqu’à ce jour d’une promenade à Pompéi où les jambes s’affaissent et transforment la déambulation en chemin de croix. Les symptômes s’avivent encore, impossible de les ignorer. La consultation du neurologue s’avère obligée et le diagnostic tombe, tant redouté : Parkinson. L’anxiété devient angoisse, le temps change de cours, l’horizon pointe la défaite de soi. C’est en écrivain pourtant que réagit l’auteur, évoquant son désarroi, tout en amorçant une longue évocation du corps et de ses trahisons. Réflexion infinie où le Parkinson transforme la vie en surgissant de limbes organiques n’ayant aucun rapport avec le moi, alors même que le corps est aussi ce qui, en partie, constitue ce moi.
Surgissent très vite d’autres thèmes dans le propos de Serge Koster, selon un modèle traversant ses derniers livres où les développements se contaminent, se rapprochent, multipliant récits et analyses de soi. Des convergences ténues se suivent. De possibles ressemblances s’enchaînent, enserrant l’auteur dans des interrogations toujours plus personnelles. Le Parkinson « subi » fait penser à d’autres chocs ou d’autres événements « subis ». Des revers, ou supposés tels : la paternité par exemple, « je le suis devenu père et c’était comme si je me perdais ». Une responsabilité implacable et non désirée s’est dans ce cas imposée, un sentiment d’échec aussi, auquel la maladie curieusement peut ressembler. Ce qui rebondit aussitôt sur une condition inversement parallèle, celle de l’abandon « subi », le réveil obscur d’une ascendance absente, celle que l’auteur a lui-même vécue, aiguisant le sens d’un passé à peine enfoui : « comment être père sans savoir ce que c’est que d’être fils ? ». Ou le fait d’être juif, « subi » encore, puisque Koster ne pratique pas, mais qui provoque cette fois une identité irréfléchie, existant en dehors de toute raison, au point de surprendre l’auteur et de poser une question que lui-même ne résout pas.
Plus profondément, c’est le thème de la mort, celui de la disparition, qui vient s’immiscer dans ce texte, texte construit, on le voit, sur ce qu’une maladie grave peut insidieusement réveiller. L’effacement de soi d’abord, imaginé ici selon un tenace fantasme où la main de la femme aimée, obstinément tenue, entretiendrait quelque ultime communication. L’effacement des proches aussi, avec ce terrible récit d’un parent choisissant Zurich pour que la mort assistée mette fin à ses souffrances. L’effacement de la « vraie » littérature enfin, dans un chapitre au titre sombre, « La langue en ambulance ». L’occasion pour Serge Koster d’évoquer un thème récurrent dans ses ouvrages : la disparition, inéluctable à ses yeux, de la grammaire classique et de ses règles précises, cet ensemble de normes syntaxiques assurant selon lui la profondeur du verbe et l’infinie richesse de ses nuances. La langue française s’efface, « victime de maltraitance et de sévices sans nombre », abîmée par le langage « numérique » et médiatique contemporain. L’auteur l’affirme, avec entêtement, depuis son livre de 2001, Adieu grammaire ! Le Parkinson réveille, de fait, la menace sur ce qui lui tient le plus à cœur.
Le lecteur ne peut demeurer indifférent à ce texte porté par une langue magnifique autant que par une lucidité dénuée de toute concession.
Georges Vigarello
Mêler passion et pédagogie
DANIEL BERGEZ
LITTÉRATURE FRANÇAISE
20 grands textes commentés
Armand colin, coll. « Portail », 224 p., 19,90 €
Il est paru chez Armand Colin, en juin 2016, un livre intitulé Littérature française : 20 grands textes commentés, de Daniel Bergez. Il se présente comme un livre éducatif assez proche des manuels de littérature qui nous accompagnent lors de notre scolarité. On peut être vite rebuté par la « commercialisation » de cet ouvrage comme « méthodologie du commentaire et condensé de cours de littérature française », alors qu’il va dans un tout autre sens que l’ouvrage « scolaire » ou « méthodique » sur le commentaire composé.
Tandis que je commence à découvrir ce livre, que j’en tourne délicatement les pages, je me replonge dans les grands textes de la littérature française : Racine, La Bruyère, Rousseau, Nerval, Baudelaire, Michaux ou Camus, ce qui ne fait aucun mal. Tout au contraire, cela conforte dans ses convictions et je suis étonné d’une chose : l’ambiance de l’ouvrage l’apparente davantage à un essai qu’à une méthode. Un essai pédagogique peut-être, mais en aucun cas scolaire. Les textes sont « commentés », non dans la perspective de l’obtention d’un concours ou d’un examen, mais dans un essai de lecture.
C’est toute la profondeur de l’essayisme que définissait Robert Musil au début du XXe siècle (voir ses Essais : Conférences, critique, aphorismes, réflexions, parus en 1978), défendant une critique mêlant la passion de la vie individuelle à la rigueur de la vie objective. Daniel Bergez, dans son introduction, qualifie ainsi son propre travail : « L’objet de ce livre n’est pas d’abord de proposer et d’expliciter une ‟méthode” de commentaire. Bien des ouvrages s’en chargent. Celui-ci entend plutôt en donner des exemples, à la manière d’‟exercices de lecture” portant sur des textes majeurs de la littérature française. » La volonté de l’auteur est de dépasser la seule pratique de l’étude de texte pour ouvrir la lecture à des exercices de pensée, des points de vue, des débats, des considérations et de la passion.
Il s’agit bien de passion ici. Comment ne pas se perdre en rêveries lors des différentes remarques sur le passage d’Aurélia de Gérard de Nerval où il est question de la constitution d’un mythe féminin, des différentes constructions du modèle onirique, des relations ambiguës de l’irréel et de la réalité, mais aussi de l’amour ? Et, me perdant en rêveries, promeneur solitaire, je me souviens que Daniel Bergez a dirigé, aux éditions Citadelles et Mazenod, le livre Écrire l’amour : De l’Antiquité à Marguerite Duras, paru en mars 2015. Le lien entre les deux ouvrages paraît évident. Si l’écriture de la passion a un pouvoir d’universalisation et que toute littérature ne traite « que » de l’amour, alors on peut essayer de trouver des points de croisement entre les commentaires figurant dans les deux livres (le commentaire d’Aurélia et les remarques sur l’imaginaire de la passion amoureuse, ou encore le texte sur Claudel). On peut se procurer et lire avec intérêt Littérature française, sans avoir peur qu’on nous donne une leçon. On peut s’y promener avec le plaisir de celui qui éprouve une passion. C’est la beauté d’un livre qui mêle passion et pédagogie.
Thibault Ulysse Comte
À paraître, de Thibault Ulysse Comte : Maurice Blanchot et Philippe Jaccottet : Un lien dans et par-delà les livres (éd. Marie Delarbre, printemps 2017).