Mais le décor n’est pas tout. Et quelles que soient la beauté de l’église des Jésuites ou la richesse des collections de la Kunsthalle, Dix, Liebermann ou Manet, c’est la qualité de son festival qui nous fait revenir à Mannheim avec un désir toujours égal. Festival chenu, puisqu’il s’apprête à fêter, en 2011, sa soixantième édition, ce qui le place dans le peloton de tête des manifestations du genre, mais dont la longévité tient au choix des territoires qu’il explore : ne s’intéresser qu’aux premiers et seconds films de cinéastes du monde entier lui garantit une fraîcheur pérenne. Chaque sélection annuelle permet un état de lieux lointains sur lesquels le spectateur parisien, même boulimique, n’a que peu de prise, sauf à butiner dans les quelques centres culturels de la capitale qui offrent une place à leur cinéma national. La Semaine de la Critique cannoise travaille sur le même terrain, avec une ampleur moindre : entre sept et dix films par millésime, alors que les organisateurs de Mannheim en programment, bon an mal an, une trentaine. On comprend la valeur de cette coupe chaque fois renouvelée : pas de vaches sacrées, d’auteurs nécessairement respectables dont on se doit de montrer le dernier opus, mais des inconnus sur lesquels ne peut s’appliquer aucune grille de prêt-à-penser. Certes, comme pour les huîtres, pas toutes perlières, la consommation à pleines rétines de produits non labellisés ne se traduit pas toujours par des découvertes éblouissantes, mais l’exercice est passionnant : on est là au cœur du cinéma qui se fait, sans souci d’épate, loin du calibrage et des courants à la mode.
Mannheim – plus exactement Mannheim-Heidelberg, car depuis le siècle dernier, les projections ont lieu parallèlement dans la fameuse cité voisine, entre université et château – est le seul festival où l’on peut ainsi prendre régulièrement des nouvelles du cinéma géorgien, lituanien, islandais, ou même plus improbable, comme ce film collectif (Some Others Stories) qui réunissait cette année des réalisatrices serbe, croate, macédonienne, bosniaque et slovène – tout peut arriver ! En revanche, aucun film étatsunien, aucun français (excepté le documentaire Deux de la vague, d’Emmanuel Laurent, qui ne fait qu’ajouter une couche à la légende dorée qui entoure les débuts de Truffaut et Godard). Non que les sélectionneurs s’interdisent de puiser dans ces fonds, mais il leur semble plus urgent de ramener à la lumière des produits philippin, turc ou afghan qui n’auront guère d’autre chance d’être vus ailleurs. Politique austère qui trouve un écho étonnant auprès du public, un « vrai » public où les festivaliers de profession sont rares (aucune grande revue française n’y envoie d’observateur) et qui ne rechigne pas devant la difficulté : voir 500 spectateurs payants faire la queue pour Paeva lopus, film estonien sous-titré anglais et réalisé par une Finlandaise (Maiju Ingman), nous rassure et nous émerveille – allons, le cinéma aura encore de beaux soirs. Nous aimerions être certain que les mêmes titres projetés à Paris-sur-cinéphilie éveilleraient les mêmes enthousiasmes. Entre Potiche (1) et Motel Nana (Predrag Velinovic, Serbie), les choix seraient vite tranchés.
Un premier film est une aventure grave. L’auteur s’y engage pleinement, tenaillé par la perspective d’une expérience unique, les secondes œuvres étant singulièrement moins nombreuses que les premières. Il faut dire des choses importantes, tout de suite. Ainsi s’explique le caractère sérieux des propositions, et l’absence totale de comédie, ou même de narration légère (à la seule exception de Black & White, du Turc Ahmet Boyacioglu, cinq personnages autour d’un comptoir, très jolie variation sur le thème de l’amitié nostalgique et des amours jamais oubliées, qui obtint le Prix spécial du jury). Sinon, c’est la hideur du monde d’aujourd’hui qui exsude de chaque plan. Sous différents aspects et différentes applications, la violence étant le trait pertinent qui les lie. Violence guerrière d’abord, la plus évidente, le terrain de jeu s’étant déplacé de l’Irak vers l’Afghanistan. Trois films en traitaient directement : Armadillo (Janus Metz, Danemark), déjà à Cannes, documentaire « embarqué », qui capte de façon crue les opérations, au ras de l’action, sans pour autant que l’on se débarrasse d’une gênante sensation de mise en scène ; Kandahar Break (David Whitney, Grande-Bretagne), scénario à l’américaine situé en 1999, sous les talibans ; enfin, Act of Dishonour (Nelofar Pazira, Canada), remarquable description d’un village afghan accablé par les lourdeurs de la tradition, qui mène une adolescente à la mort pour avoir joué dans un film tourné par des Occidentaux.
Violence quotidienne ensuite, la plus courante et la plus grave, car le plus souvent acceptée, la femme battue semblant la chose au monde la mieux partagée. Les Afghanes lapidées de Kandahar Break, c’est loin, ailleurs, chez les quasi-sauvages. Mais la Canadienne détruite à coups de poing et pied (2 fois une femme, François Delisle), l’Anglaise traitée selon la même technique (Just Inès, Marcel Grant), l’Espagnole qui repasse les chemises du mari après avoir reçu son content de gnons (Planes para mañana, Juana Macias), la jeune Danoise qui se pend après un simulacre de viol collectif colporté sur le Web (Hold Me Tight, Kaspar Munk) n’appartiennent pas à un tiers-monde exotique. Pas plus que le Canadien qui « pète un câble » au moindre regard hostile (À l’origine d’un cri, Robin Aubert), le Géorgien qui résoud ses problèmes à la batte (Renee Goes to Hollywood, Aleko Tsabadze), l’Italien éleveur de chiens qui tue symboliquement son père en saccageant son installation artistique (La casa sulle nuvole, Claudio Giovannesi). La violence brute est la réponse pour ceux qui ne savent pas autrement formuler leur malaise, comme l’enfant de 10 ½ (Daniel Grou-Podz, Canada), dont les hurlements et les combats avec ses éducateurs sont parmi les scènes les plus dérangeantes depuis le Miracle en Alabama d’Arthur Penn. Le film a décroché un Grand Prix largement mérité.
D’autres, heureusement, s’en sortent mieux. La jeune rebelle mélomane (Pure, Lisa Langseth, Suède), après avoir défenestré son amant chef d’orchestre qui l’avait renvoyée à son statut de naine culturelle (il lui avait fait lire Kirkegaard et Bourdieu mais la traitait comme une serpillière), obtient le poste dont elle rêvait – et on approuve sa réussite, pour son aveu initial : « J’ai découvert Mozart sur YouTube. » Les deux comédiennes amies de l’excellent Eva y Lola (Sabrina Farji, Argentine) trouvent l’amour et leur identité, sur fond de drame des enfants des desaparecidos, adoptés sous la dictature. L’autiste funambule doué du génie des chiffres (Win/Win, Jaap van Heusden, Pays-Bas) et qui, jonglant avec les indices boursiers et enfonçant tous les traders de son étage, renonce aux bénéfices à six zéros et quitte pieds nus l’immeuble verre et acier de l’agence. Tout n’est pas perdu.
Aucun de ces films, sauf miracle, n’atteindra les écrans parisiens. Il n’empêche ; il y a là un gisement qui traduit un moment précis de la conscience d’un monde malade, et dont l’accumulation des signes fait sens. Comme disait Chesterton : « Un éléphant avec une trompe, passe encore ; douze éléphants avec une trompe, ça ressemble à un complot. »
1. Ne revenons pas sur cette resucée sinistre de la pièce de Barillet et Grédy. Que les amateurs de Bienvenue chez les Ch’tis s’y pressent, admettons. Que la critique, dans son ensemble, y voie un chef-d’œuvre comique est navrant. Que l’on nous rende « Au théâtre ce soir » ! Au moins l’abêtissement ne s’y paraît pas d’oripeaux postmodernes.
Lucien Logette
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