Le premier homme tatoué connu a cinq mille trois cents ans : Ötzi, une momie de guerrier, retrouvée en 1991 dans un glacier, à la frontière italo-autrichienne. Les hommes préhistoriques préparaient des pigments de couleur ; ils pratiquaient probablement une peinture corporelle ou le tatouage. Des statuettes « marquées » datent de deux mille cinq cents ans.
Les tatouages ne sont pas seulement esthétiques et séducteurs ; ils peuvent parfois être prophylactiques ou thérapeutiques ; ils seraient parfois magico-sacrés ; ils pourraient être des marques identitaires d’une tribu, d’un groupe, d’un statut social. À certains moments, ils apparaissent comme des marques infamantes, des châtiments, des inscriptions employées à des fins coercitives (comme les nazis ont tatoué aux bras des déportés des « numéros de classification administrative »).
Alors, certaines sociétés conquérantes choisissent des lois punitives ; elles emploient parfois le tatouage comme un signe de servitude, d’humiliation, de perte d’identité. Mais certains individus et certains groupes révoltés refusent les marques subies et ils tatouent des signes de revendication et de contestation…
Dans certaines cultures, les tatouages sont interdits, condamnés. Dans le Lévitique, la Bible proscrit le tatouage : « Vous n’infligerez à votre corps une entaille et vous ne mettrez pas sur vous une écriture de tatouage : je suis Iahvé ! » En 313, l’empereur romain Constantin défend de se tatouer le visage « pour ne point flétrir cette partie du corps faite à l’image de la beauté céleste ». La règle ne vaut pas pour les esclaves, les prisonniers, les soldats déserteurs. Plus tard, de nombreux Pères de l’Église condamnent le tatouage. En Angleterre, en 787, on le proscrit et on l’assimile à des pratiques superstitieuses, au paganisme… Au XIXe siècle, en Polynésie, les missionnaires qui débarquent interdisent souvent ces pratiques païennes.
Dans le Japon de la période antique, les tatouages servent d’ornements et de marqueurs d’appartenance à un groupe. Selon un livre ancien, les pêcheurs auraient été tatoués pour se prémunir des attaques des requins… Vers le VIIIe siècle, les tatoués auraient été des repris de justice et des membres de minorités ethniques opprimées ; alors, les tatouages font seulement partie des coutumes des femmes des îles d’Okinawa et d’Hokkaidô. À partir du XVIIe siècle, les tatouages commencent à réapparaître chez les ouvriers en bâtiment, les pompiers, les coursiers ; la classe guerrière refuse les tatouages.
Parfois, les amants se font tatouer leurs noms mutuels sur le bras : un « tatouage du serment »… Au XVIIIe siècle, des brigands s’affirment chevaleresques ; ils se parent le dos et les bras de dessins : des dragons, des masques, des têtes coupées, des femmes au long cou… En 1810, dans un récit, une image montre l’atelier d’un tatoueur et l’attitude du tatoué. Lorsqu’il achève le résultat, le tatoueur signe son travail après avoir dessiné les pupilles des personnages et des animaux. On a répertorié de nombreux motifs : les héros légendaires, les nymphes, les figures religieuses, les végétaux, les fantômes, les créatures fantastiques, les eaux, les roches, les éclairs. Les tatoueurs tracent les lignes de bleu profond, les entrelacements des figures.
L’écrivain Tanizaki décrit (en 1910) les tatouages : « C’était à qui serait le plus beau. Tous en venaient à se faire instiller l’encre du tatouage dans ce corps qui pourtant est un don du Ciel. Et, somptueuses, les lignes et les couleurs dansaient sur la peau. » À un moment, on a associé le tatouage et le corps des yakusas, des mafieux du Japon, qui renoncent d’ailleurs à se tatouer ; et se multiplient les tatoués honnêtes… Les tatoueurs japonais et les tatoueurs américains se rencontrent ; ils dialoguent ; leurs styles différents peuvent s’associer, se tisser.
Dans la Russie tsariste, les prisonniers déportés vers la Sibérie transitaient par un centre de tri. Leur visage et leurs mains étaient marqués : SP pour exil, K pour travaux forcés. Nul ne sait quand les détenus ont commencé à se tatouer volontairement. Un tatouage montre les phallus démesurés de Marx, de Lénine et de Staline qui se dressent sur des crânes et des squelettes. Sur la poitrine d’un prisonnier, une « angesse » ailée arbore ses seins. Tel autre tatouage retrace les prisons et les camps visités, la nature des condamnations du détenu et leur nombre. Les ourkas, truands de la pègre russe, étaient tatoués sur leurs épaules par des épaulettes et des étoiles. De plus en plus, les petits voyous se tatouent des étoiles de chefs et ces derniers, à la recherche de discrétion, abandonnent le tatouage.
En Indonésie, se dessinent les tatouages stylisés de Bornéo : fleur d’aubergine, crevette, scorpion, chien-dragon, crabe, grenouille, calao, spirale, mille-pattes…
Dans les Philippines, jadis, un guerrier n’avait le droit d’être tatoué qu’après avoir tué un ennemi et lui avoir coupé la tête. Ce tatouage aurait assuré de bonnes récoltes. Tels tatouages complexes suggèrent des écailles de serpent, des ailes d’aigle. Selon un tatoueur, « chaque incision serait un murmure d’un autre temps, un chuchotement des ancêtres ».
En Thaïlande, des tatouages magico-sacrés (le sak yan) comprennent Vishnou, Garuda, Hanuman, Ganesh, des animaux puissants, des êtres des traditions hindouistes et bouddhistes, des textes sacrés (avec des alphabets différents), des motifs géométriques. Les Thaïlandais, des Américains, des Européens sont tatoués par le sak yan. La vedette Angelina Jolie se fait tatouer une inscription en khmer ancien sur l’omoplate. Les soldats, les policiers, les professionnels de boxe thaïe seraient invincibles grâce au sak yan.
Ces dernières années, en Chine et à Taïwan, le tatouage s’est débarrassé d’une mauvaise réputation. Le tatouage serait une forme d’art populaire international, en particulier adressée aux jeunes. La Chine est devenue le leader mondial dans le domaine de la fabrication d’équipements de tatouage abordables et fiables.
Aux États-Unis, dans les foires et les cirques ambulants, des tatoués célèbres sont exposés. Dans les années 1870, Georges Constantine (dit « capitaine Costentenus ») avait le corps tatoué de trois cent quatre-vingt-dix-huit dessins ; il prétendait avoir été capturé par des Tartares chinois en Birmanie, puis « torturé pendant plus de trois mois pour le tatouer »… En 1882, le père de Nora Hildebrandt aurait été obligé de tatouer trois cent soixante-cinq motifs sur le corps de sa fille sous la menace de mort de Sitting Bull, après avoir été capturés.
Puis Nora fut vite éclipsée par Irène Woodword, qui portait quatre cents tatouages : en particulier, une ruche avec ses abeilles, un collier floral et deux déesses (la Liberté et l’Espérance)… En Europe, de nombreux tatoués ont été admirés. Vers 1950, Robert Doisneau photographie les tatouages de Richardo, le « gobelin vivant », un ancien marin et bagnard ; il s’exhibait dans les cafés de Paris pour quelques pièces. Circulaient jadis les vieux marins boucanés. Théophile Gautier (Constantinople, 1853) écrit : « Presque tous ces marins avaient les bras tatoués de rouge et de bleu. L’homme le plus brut sent de manière instinctive que l’ornement trace une ligne infranchissable de démarcation entre lui et l’animal. Et, quand il ne peut pas broder ses habits, il brode sa peau. » Selon Gautier, le marin devient plus humain grâce à ses tatouages…
Et, en 1965, Serge Gainsbourg chante Tatoué Jérémy. D’abord, Jérémy est amoureux : « Parce qu’il avait cette fille dans la peau / Et pour ne pas l’oublier / Il se l’était fait tatouer / Tatouer / Juste à la place du cœur ». Plus tard, Jérémy gémit : « Malheur de malheur maintenant qu’il n’l’aime plus / Comment faire effacer / Ce qu’il a fait tatouer / Tatouer / Faudrait arracher ce cœur ». Un tatouage peut être une dette, une obligation.
Gilbert Lascault
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