L’ouvrage se déploie autour de l’idée centrale suivante : la perturbation de la signalisation des hormones thyroïdiennes (HT) pendant les périodes clés du développement cérébral « peut provoquer des dommages irréversibles, compromettant les capacités intellectuelles ». Plus de 84 000 produits chimiques sont aujourd’hui commercialisés ; détecter leurs effets délétères sur le cerveau et le comportement requiert la mise en place d’études de grande envergure sur d’importants échantillons de population. Barbara Demeneix précise que « malheureusement, de nombreux enfants sont aujourd’hui les cobayes involontaires d’innombrables expériences de ce type ». Si l’on retrouve des dizaines de produits chimiques dans notre environnement, il est d’autant plus difficile d’identifier les principaux suspects qu’il existe une contradiction flagrante entre la rapidité de la mise sur le marché d’une nouvelle molécule (quelques mois) et la longue durée (des dizaines d’années) nécessaire à la mise en évidence scientifique de ses effets indésirables sur l’homme et l’animal.
Les premières de ces molécules dont Barbara Demeneix retrace les funestes effets appartiennent à la famille des PCB (polychlorobiphényles) du lac Michigan. Solubles dans les graisses, ils furent recherchés dans le lait de mères allaitantes qui avaient consommé des poissons contaminés de ce lac. Dès la fin des années 1970, des spécialistes avaient relevé des niveaux de contamination en PCB inquiétants des échantillons de lait maternel ; ce n’est qu’en 1990 qu’il fut avéré que le niveau de PCB dans le lait des femmes ayant consommé du poisson était cent fois supérieur à celui observé chez les femmes n’en ayant pas consommé ! Autre leçon, non moins importante, de l’étude : la mise en évidence des effets de l’exposition aux PCB pendant la période fœtale, puis de différences statistiquement significatives de QI (quotient intellectuel) observées sur les mêmes populations d’enfants à l’âge de onze ans. D’autres effets neurotoxiques des métaux lourds (plomb, mercure) sont connus depuis l’Antiquité. La tragédie de Minamata, au siècle dernier, est terrifiante car la contamination de la chaîne alimentaire par du méthylmercure, utilisé notamment par l’industrie papetière, a coûté la vie à des milliers de Japonais. Une étude récente a évalué le coût économique en Europe de la perte de QI liée au mercure à un chiffre compris entre 8 et 9 milliards d’euros par an.
Autre cas éclairant et connu depuis de longues années, celui du plomb. Dans l’histoire, deux sources importantes d’exposition à ce métal lourd ont été son utilisation dans certaines peintures et, à partir des années 1930, son introduction dans l’essence sous forme de tétraéthylplomb (TEP) comme agent antidétonant. General Motors a introduit le plomb dans l’essence sous l’impulsion de Thomas Midgley Jr., alors que la direction de GM était parfaitement consciente des propriétés toxiques du TEP. En dépit des avertissements de nombreux scientifiques dès 1925, rien n’y fit : « le TEP fut commercialisé, et la contamination généralisée au plomb poursuivit son inexorable ascension ». Avec l’interdiction du plomb dans l’essence aux États-Unis dans les années 1970, les additifs bromés, très agressifs à l’égard des HT, ont fait leur entrée sur le marché. Mais, selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé), dans les pays en voie de développement, entre 15 et 18 millions d’enfants souffrent de lésions cérébrales provoquées par l’essence au plomb. Selon l’auteure, une chose est sûre : « voilà trente ans que les spécialistes émettent, année après année, l’idée selon laquelle la pollution environnementale affecte le potentiel intellectuel et comportemental des enfants ».
Un apport nutritionnel constant en iode et en sélénium est nécessaire au développement cérébral du fœtus et de l’enfant comme au bon fonctionnement du cerveau de l’adulte, car ces éléments sont « indispensables à la production et à l’activation des hormones thyroïdiennes ». Ces dernières contrôlent le processus de développement et régulent le métabolisme. Le crétinisme est une déficience mentale irréversible, avec blocage de l’âge mental. Autrefois, il était plus fréquent dans les régions manquant d’iode dans les sols, comme les Alpes. Aujourd’hui, des carences moindres en iode peuvent être observées dans les régimes végétariens stricts ; carences que beaucoup croient compenser par la consommation de sel de mer à partir de l’idée fausse que ce dernier serait riche en iode. Selon l’auteure, « ces personnes et leurs enfants pourraient bien être particulièrement menacés par la carence en iode et par ses conséquences sur la fonction thyroïdienne ». Or, celle-ci joue un rôle central dans le cerveau, organe le plus complexe et le plus spécialisé du corps des vertébrés ; il contient en effet « plus de cellules et exprime plus de 75 % des gènes identifiés dans le génome humain ». Tous les principaux types de cellules présentes dans le cerveau répondent aux hormones thyroïdiennes (HT) via leurs récepteurs (RT) ; or une carence en HT altère le développement cérébral en permanence et singulièrement le neurodéveloppement précoce. Barbara Demeneix l’affirme : « tout produit chimique qui interfère avec un processus nécessaire au maintien de la concentration de HT dans des limites étroites sera potentiellement capable de déséquilibrer le système, de manière aigüe ou sur le long terme ».
Étant donné le grand nombre de catégories chimiques en mesure de perturber la signalisation thyroïdienne et l’exposition de la population à leurs mélanges, « il est urgent de recueillir des données épidémiologiques sur la charge chimique et l’association avec l’hypothyroïdie congénitale et le neurodéveloppement des enfants ». Les PCB représentent à cet égard un groupe de substances très répandues, dont l’analyse scientifique souffre de graves lacunes. Malgré une baisse de leur production, liée à l’interdiction de leur fabrication à la fin du siècle dernier, les niveaux d’exposition et leur extension spatiale restent préoccupants. Ainsi les retrouve-t-on dans des environnements pollués qui font écho à la présence persistante du DDT et de son métabolite, le DDE (dichlorodiphényldichloroéthylène). Les nitrates et les pesticides contaminent l’eau de nombreuses régions agricoles. Le DDT, composé organochloré, est l’un d’entre eux ; sa dangerosité avait été mise en évidence, il y a plus d’un demi-siècle, dans les écrits prémonitoires de Rachel Carson. Leur utilisation a été réglementée depuis, mais leur usage perdure malgré un net recul ; et le problème posé est celui de leur concentration et de leur persistance le long des chaînes trophiques. Et comment ne pas s’insurger contre cette triste réalité : aux États-Unis, alors qu’il est possible de commercialiser une substance en trois mois, « son retrait peut prendre plus de trente ans ». En Europe, la procédure REACH (enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques) est plus stricte que celle de l’EPA aux États-Unis. Des représentants de l’industrie chimique ont affirmé que REACH les rendrait moins compétitifs. Un cabinet d’expertise a rendu son verdict : le programme leur coûterait environ 2,3 milliards d’euros en onze ans (0,05 % de leur chiffre d’affaires) alors que « les économies potentielles en matière de soins de santé s’élèveraient quant à elles à 50 milliards d’euros sur trente ans ».
Parmi toutes les maladies non transmissibles, l’une de celles dont la fréquence augmente le plus rapidement est l’autisme, incluant l’autisme profond. Le plus frappant dans les analyses statistiques rapportées par Barbara Demeneix est l’augmentation de type exponentiel de la fréquence des troubles neurocomportementaux (fig. 7.1 : incidence croissante des troubles du spectre autistique [TSA] aux États-Unis), sans doute liée, selon elle, à l’exposition croissante de la population d’ensemble à certaines pollutions chimiques diffuses, en particulier pour les femmes enceintes et les jeunes enfants : « l’augmentation de l’autisme […] ne peut être expliquée sans faire intervenir des facteurs environnementaux », explique-t-elle. Le besoin le plus urgent, souligne-t-elle encore, demeure « l’identification (et l’encadrement légal) des principaux facteurs environnementaux impliqués dans l’augmentation, d’une part, des TSA et des troubles de l’attention, et, d’autre part, de l’hypothyroïdie congénitale ». Il est essentiel d’augmenter à cette fin les fonds affectés à la recherche sur les interactions gènes-environnement. L’auteure rappelle la leçon du joueur de flûte de Hamelin : les enfants de la ville ont été sacrifiés sur l’autel du gain financier.
Il ne faut pas se laisser aller au découragement sous l’emprise du sentiment d’avoir atteint un point de non-retour. Il est à l’inverse urgent de « mettre en place des actions collectives pour contrer l’inertie des élus et des législateurs – et la collusion des groupes de pression des industriels ». À cette fin, il faut combattre les deux arguments de la longévité accrue et de la capacité d’adaptation des mécanismes physiologiques, car ils ne sont pas recevables dans le contexte de la perturbation endocrinienne. En effet, l’accroissement actuel de la longévité est basé sur l’étude de cohortes de populations qui ont été les premières à bénéficier d’améliorations de leurs conditions générales de vie. Mais ces cohortes sont également nées « avant l’arrivée de nouveaux produits chimiques qui ont déferlé sur le monde par vagues successives : plastiques, DDT, essence au plomb ».
Nous restons maîtres de nos modes de vie individuels, notamment en matière d’alimentation et d’équipement de nos habitations ; et, plus important peut-être encore, en matière d’engagements associatifs dans la vie de la cité. Observons enfin que les actions individuelles ne peuvent jamais remplacer les décisions politiques. L’ouvrage de Barbara Demeneix est un encouragement lucide, clair et très précisément documenté à la réflexion et à l’action, car « si nous refusons d’agir, les générations futures pourraient bien se retrouver incapables de le faire : il leur manquera l’intelligence ; il leur manquera l’ingéniosité – à tout jamais ».
Jean-Paul Deléage
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