Tout commence avec l’accident de Claire Bohlander. Elle est la fille d’Elvire, a vingt-quatre ans. Depuis quelque temps, elle allait bien, avait trouvé un emploi dans une pharmacie, semblait promise à Antoine, un jeune homme bien sous tous rapports, comme on les apprécie dans les bonnes maisons de Versailles.
Elvire vit en province avec Frédéric, son mari avocat, homme souvent brutal et grossier. En femme soumise, elle s’est occupée de Claire et d’Anne, sa sœur, qui a préféré partir en Allemagne pour échapper à l’emprise paternelle. L’accident oblige Elvire à venir à Paris, à habiter l’appartement de Claire découvrant ainsi ce qu’il révèle d’elle. L’accident réveille aussi de vieilles blessures, quand les parents, les frères et sœurs se réunissent dans la maison de Gisèle, la grand-mère Bohlander, à Versailles. La réunion met au jour l’hostilité enfouie. Elvire comprend alors qu’elle n’est vraiment pas du clan et qu’elle est même « très loin ».
Comme souvent, Hélène Lenoir mêle les voix narratives, donne à entendre les paroles ou à deviner les pensées d’un personnage central, sans négliger les autres, grâce aux dialogues. Ici, c’est avec Elvire que nous suivons le lent retour de Claire, que nous découvrons comment elle se reconstruit après l’accident, et ce qui faisait de cet accident un événement parmi d’autres dans l’histoire assez lourde des Bohlander. On mettra en effet le sort de la jeune femme en relation avec celui de Nathalie, sa tante, le mouton noir de la famille. Toutes deux ont tenté de fuir, toutes deux ont voulu se suicider pour échapper aux forces mortifères qui s’exerçaient, dont la violence de Frédéric, prenant à partie ses filles, leur mère, et Claas, qu’Elvire appelle son « frère ». Il est sans doute l’homme qu’elle a aimé et Claire aurait souhaité qu’il soit son père. Toutes les dénégations, tous les tests et certificats de non-paternité de Claas n’y peuvent rien : Claas, Claire, il y a comme une paronymie… Elvire se débat, entre ce cousin lointain et son mari, qui sent bien tout ce qui le menace.
Le nouveau roman d’Hélène Lenoir est à la fois dans la lignée de La Brisure, Son nom d’avant ou La Folie Silaz, et en rupture avec ces romans précédents. La thématique est assez proche, puisqu’on retrouve la pression de la famille, la force d’un nom et du patriarche qui le transmet, la fragilité de qui doit s’affronter à ce groupe apparemment soudé, et la détermination des êtres à échapper, pour enfin devenir eux-mêmes. Pour ce faire, Hélène Lenoir débusque le propos sous le propos. Rien de fabriqué dans cet art feuilleté des conversations, des sous-entendus ou allusions, pas de leçon à tirer, il s’agit juste d’observer. Ceux qui ont lu les autres romans de l’auteur sont sensibles à cette façon de faire entendre ce qui se perçoit de loin dans l’espace. Comme si des micros très sensibles rendaient le son le plus improbable. Ici, par exemple, comme dans Le Magot de Momm, on distingue l’homme qui perturbe l’ordre par sa seule présence. À ceci près que Claas se tient à distance. Il a eu une relation avec Nathalie, à Rome. Il a également aidé Anne, sa petite cousine, à se faire un nom outre-Rhin, mais il reste loin d’Elvire.
Mais la construction de ce roman fait la différence, par la variété des formes ou genres convoqués. Si l’on retrouve dès l’ouverture parisienne, avec l’accident de Claire, ce qui fait le « style » Lenoir, cette vitesse qui perturbe tout, on est assez étonné par la troisième partie, une courte pièce de théâtre qui semble figer les personnages. Didascalies, dialogues, tout est là, comme sur scène. Et cela ne désarçonne pas ; le procédé, au contraire, met en relief ce qui oppose Gisèle Bohlander à Elvire. C’est donc après que Claire a été en rééducation dans un centre au bord de la mer. Elvire l’a accompagnée dans cette étape lors de laquelle la jeune femme, ayant perdu toute censure, est redevenue soudain une adolescente provocante, grossière et agressive. Tout le temps de ce séjour, suivi par des psy divers, Claire s’est en gros comportée comme le contraire parfait de la jeune fille sage qu’elle était avant l’accident, ou plutôt a retrouvé toute la violence de son père. Puis du temps a passé et Claire est de nouveau devenue autre, tandis que sa mère prenait ses distances. Le repas à Versailles est comme l’œil d’un ouragan : tout s’y joue.
Méprises, malentendus… Que dire de ces téléphones portables si importants dans ce roman, de ce qu’ils révèlent de la communication, ou de l’absence de communication ? Celui d’Elvire reçoit des messages de Frédéric après l’accident, lorsque Claire est dans un sale état à l’hôpital. Mais Elvire ne peut les entendre parce qu’elle n’a plus de batterie. On s’appelle, mais trop tard, et l’essentiel du message est manqué. Ce qui vaut pour le téléphone vaut aussi pour la parole : on se parle trop vite, très brutalement, comme si on ne voulait surtout pas s’entendre et se comprendre, mais se faire mal. C’est sur ce mode que communique l’impatient Frédéric. Il est sans cesse sur le qui-vive, blessant, car blessé. Son épouse n’a pas rempli les « missions » qui lui étaient assignées, et notamment lui donner un fils, pour assurer le nom des Bohlander.
Jouant sur le temps, avec ses allers-retours entre présent et passé, entre Dinard et Les Vallées, ou Versailles et le quartier des Ternes, Hélène Lenoir joue aussi avec les rythmes. Ils épousent les mouvements et pensées d’Elvire et des autres protagonistes. Lors de la rééducation, dans le centre en bord de mer, c’est un long monologue d’un seul tenant qui donne à entendre cette mère essayant de reconstituer devant une psychiatre l’histoire familiale. En d’autres moments, ce sont des éclats de voix ou de paroles, parfois, comme au moment de l’accident, des suites de noms communs ou de noms propres dont on retrouvera les échos au long du roman, modulés, repris par d’autres voix, ou dans d’autres contextes. Tout est question d’éclairage, d’angle ou de focale. La narratrice joue ainsi du gros plan pour montrer le visage d’Elvire s’observant dans un miroir, ou les mains de Claire sur son lit d’hôpital, vue par sa mère, dans un mouvement d’attendrissement. Pause qui apaise.
Peu de romancières ont cette capacité à rendre par l’infiniment petit, le ténu ce qui nous construit ou nous détruit, la famille, avec ses prises de pouvoir, sa force d’emprise, et sa capacité à rejeter bien loin les pièces rapportées.
Norbert Czarny
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