Il est difficile de concevoir ce qui relève de la révolte de ce qui appartient à l’ordre de la révolution. C’est le sentiment qui paraît les joindre continûment qu’explore Antoni Casas Ros, faisant se lier ensemble un présent dont il souligne tous les travers et un avenir dangereux qui réclame un « changement radical ». L’angoisse est un sujet, comme l’espoir, comme la vraie vie qui se découvre, la révélation de la corporéité de toute chose. Casas Ros établit la fiction sur les corps qui la peuplent, les révélant, replacés au centre du monde, du vide. La révolution, la longue ellipse qui s’accomplit, président aux destinées de la multitude, entreprenant à la fois les couches intimes qui conforment une identité et les mécanismes qui (dé)règlent la société mondialisée.
Casas Ros creuse ce qui défait le monde, entreprenant les paradoxes d’une communauté désunie qui s’enfonce dans une sorte de totalitarisme effrayant. Chroniques d’une démocratie qui dérape, d’un monde qui se désagrège, où la barbarie s’installe sous les dehors de la civilité, où les êtres s’égarent et se détruisent, où la valeur s’effondre dans sa propre affirmation. Face à cette délitescence politique, des groupes s’organisent pour résister et produire des structures qui la contrecarrent. Ce sont « les Chroniqueurs », de jeunes gens qui appartiennent à un réseau d’information gigantesque et qui transmettent des témoignages sur la réalité d’un monde en proie à une monstrueuse néantisation, les adeptes du « Flying Freedom » qui se jettent dans le vide par groupes entiers afin d’interpeller le monde, de cesser de se soumettre à ses injonctions et affirmer leur liberté ultime tout en cessant de se confronter à son absence.
La « dernière révolution » est assurément celle d’une jeunesse qui dénature sa juvénilité, qui fait prévaloir un sursaut existentiel qui nie l’ordre des choses. Casas Ros construit son récit autour des voix de quelques personnages exemplaires qui portent ces valeurs et leur réalisation à la fois désespérée et joyeuse. Ces « premiers héros » s’apparentent à des incarnations, rendant, par leurs voix mêmes, indémêlable un réel qui s’éloigne pour s’enfoncer dans une irréalité extraordinairement perturbante. Ils existent sans exister, à demi perdus dans des rêves chimériques et des expériences extrasensorielles que seul porte le langage. Le roman ordonne leur quête de liberté. Casas Ros se fait ainsi le chantre d’une révolution chaotique.
La résistance, la douleur d’être et de vivre, la liberté qu’il faut reconquérir et surtout des structures qui peuvent en établir les moyens, constituent le vrai sujet d’un livre qui explore tous les rebours de l’expérience révolutionnaire. Casas Ros reprend en même temps qu’il crée, intégrant les formes archétypiques du passé à une vaste entreprise de déconstruction et d’anticipation qui a beaucoup à voir avec le fantasme et les illusions utopiques qui s’entretissent alors avec une réalité qui se doit d’être nommée. Avec ce roman, il semble vouloir synthétiser l’expérience d’un langage poétique qui ne peut exister que dans ses incarnations successives. Les Chroniques de la dernière révolution se transmuent donc en un récit polyphonique et troublant d’une décomposition et d’une recomposition existentielles qui ne peuvent être pensées qu’à partir des corps et de leur inscription par le langage dans une réalité qui n’en est plus une. C’est pourquoi la révolution n’est pas ici abordée que par ses dimensions politiques seulement (1), mais bien par l’établissement d’une poétique des corps qui proposent, dans leur redisposition même, une aune différente pour concevoir « la beauté de l’effondrement », d’une sensorialité désaxée. Comme dans ses romans précédents – Le Théorème d’Almodóvar et Enigma (2) – Antoni Casas Ros s’attache à dire les corps, leur place, leur confrontation, la découverte érotique qui porte toute expérience révolutionnaire, celle qu’il semble ne concevoir que dans une modification du langage d’un côté et de ce que nous nommerons les structures de la liberté de l’autre. C’est en somme l’expérience poétique à laquelle il nous invite ici, jusqu’à l’éblouissement et au vertige.
Car l’essentiel dans l’œuvre de Casas Ros réside dans l’établissement de ces structures nouvelles par l’entremise d’une novation langagière. Sa puissance d’association, l’inventivité de son écriture semblent sans limite. En écrivant, il « éventre l’infini ». Sa prose célèbre la contemporanéité, elle fait s’incarner des concepts en même temps qu’elle décrit au plus près une réalité concrète et revitalisée. Le roman s’élabore comme une suite, obéissant à un mouvement d’amplification, d’adjonction incessante qui fait s’augmenter en quelque sorte les termes qui le constituent, le faisant appartenir à un ordre de la démesure, donnant forme à ce qui n’est pas, à une simultanéité monstrueuse – le chaos. Il y a là de l’anarchie, une manipulation qui défait un ordre, une manière d’invitation à la liberté.
Nous comprenons mieux alors l’importance pour lui d’une conception de la littérature comme d’une mathématique (3), d’un lieu dans lequel ou à partir duquel s’élaborent des formes qui obéissent à des équilibres formulés. Le livre de Casas Ros lutte avec le chaos, l’écriture l’y conjure en en soulignant les dispositions. La langue se déploie avec une rigueur extrême, Casas Ros opère une limitation de sa prose, la confine, l’ordonne pour faire image, donner à voir ce qui dissimule, mettant des mots sur ce qui se tait. Casas Ros met en scène un effondrement général tout en célébrant les joies de la langue conçue comme une succession de formulations qui conforment le chaos – des êtres, des sociétés, des corps, du cosmos –, il ordonne le cataclysme, le figure par des moyens purement poétiques et pourrait nous faire accroire que « la dernière révolution est pour demain » !
- Une lecture politique ou strictement liée à une ponctualité (les révolutions arabes par exemple) semble disqualifiée par l’annonce, dès 2008, de ce projet dans Le Théorème d’Almodóvar page 143.
- Nous ne détaillons pas les thèmes récurrents dans l’œuvre – le Mexique, le désir, la violence ou la figure du monstre et les références littéraires (Bolaño par exemple).
- Cette conception se loge surtout dans la question de la formule, mais ici dans la construction du roman qui obéit à la suite de Fibonacci et s’achève sur le chapitre (quel hasard !) 89.
Venant de loin, un bruit assourdissant qui va en augmentant puis la lueur de la première comète de Bax qui traverse le plastique noir au moment où la femme jouit dans un cri. C’est une lueur très courte qui coïncide à l’apogée du son de la comète et qui disparaît avec lui. Elle permet d’entrevoir, pendant deux ou trois secondes, dans une lumière grise, irréelle, le corps de Valentina suspendue, la tête plongeante, la chevelure cascadante vers les fauteuils, le visage renversé, les yeux ouverts. On voit ses seins, son ventre, le corps de l’homme agenouillé dans le ciel entre ses jambes, le visage contre son ventre. Ils flottent, sans attaches et sans liens ? Les corps devenus légers à force de s’ouvrir. Le cirque de mon enfance, les acrobates, la vitesse des corps déployés, la lenteur des plongées, les souffles retenus et la joie, l’excitation, le mystère dans la lumière bleue.
Antoni Casas Ros
Chroniques de la dernière révolution
© Gallimard
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