Long labyrinthe de séductions et d’incertitudes, lieu de jouissances et de douleurs, cette merveilleuse exposition met en évidence les désirs et les angoisses, les contradictions de l’intelligence, la baraka et la scoumoune du jeu de la vie, la création inventive, violente et grave. Sans cesse, la mort, le tragique et le cri reviennent. Car, dans Frêle bruit (1976), Leiris évoque la mort, en 1938, de Laure (Colette Peignot) qui lui apparaît comme « la sainte de l’abîme ». Et, à la dernière page de Fourbis (1955), Leiris écoute le quatrième acte d’Aïda de Verdi : « Le vois-tu ? L’ange de la mort / S’approche rayonnant » ; sur leur caveau funèbre, Radamès et Aïda, presque joyeux, chantent suavement.
En août 1989, Michel Leiris écrit trois pages de son dernier texte ; il note cinq passions qui ont dirigé sa vie : le théâtre, la corrida, son épouse (Zette), l’opéra italien et la peinture. En particulier, il a aimé les tableaux d’André Masson, de Joan Miró, de Picasso, de Wifredo Lam, de Francis Bacon, la sculpture de Giacometti. Tu lis Langage tangage (1985) et tu trouves la définition de la peinture : « peinture – pures teintes ou empreintes ? Nature à ta pointure ? ».
Souvent, les œuvres de son ami André Masson ont fasciné Michel Leiris. Le 27 octobre 1922, dans la première page du Journal, il écrit : « André Masson est avec Picasso le plus grand peintre actuellement vivant. » Alors, 45 rue Blomet (Paris XVe), Masson vit et travaille dans un atelier à côté de Miró. Leiris découvre une énergie dans des dessins érotiques, une grenade rouge qui évoque un sexe féminin : « Ces constellations d’objets ont été remplacées par des constellations de parties de corps, particulièrement d’orifices, tels qu’anus, vagin, et accessoirement les nombrils. […] Autour de ces constellations, tout gravite, se noue et se dénoue. On peut dire qu’elles clouent le tableau sur la toile comme une bête vivante et tournoyante ». En 1963, Leiris précise « une nature qui ignore le repos, soit que des forces antagonistes s’y affrontent (dans l’amour aussi bien que dans le combat), soit que le jeu équivoque des métamorphoses y brouille les identités, une nature si fuyante, si secrète ». Et le peintre « bâtit pièce à pièce par brusques fulgurations ». En 1936, Masson dessine et peint des tauromachies, par exemple « le jet de sang ».
Leiris regarde des œuvres de Joan Miró : « Je voyais ses lignes sinueuses composer des rosaces pareilles aux fleurs de la vérité. » Ce seraient des « nœuds », des « veinures », des hiéroglyphes simplifiés à l’extrême. La Vie serait un Dé qui la sépare du Vide. « Un oiseau poursuit une abeille. » Leiris s’interroge : « Joan Miró ou feu follet ? / Bûcheron ou sylvain ? / Racine fourchue ou mandragore ? / Forêt d’automne ou arlequin ? / Sang ou rubis ? / - Dame ! c’est selon… » Alors le monde contaminé devient « cette floraison de tatouages et de taches », des « bavures de l’animé ». Et « poils et orteils foisonnent ». L’arrière-train du chien était une moitié de citron ; les toiles étaient « aguichantes comme des murs délavés » ; monsieur était moustache ; l’araignée était un sexe.
Selon Marie-Laure Bernadac, Picasso est un « génie sans piédestal », léger, familier, facétieux. « Le réel est éclairé par tous ses pores. » Leiris note : « Ces géantes créatures se dressent et marchent comme des êtres bien vivants (quoique entièrement réinventés) et non comme des fantômes. » Picasso lutte pour l’humain, pour le « trop humain ». Leiris regarde Guernica (1937) et signe un « Faire-part » : « En un rectangle noir et blanc tel que nous apparaît l’antique tragédie, Picasso nous envoie notre lettre de deuil : tout ce que nous aimons va mourir ». Dans Langage tangage, Leiris définit le nom du peintre : « Ô pic si haut : qui tracassait les sots ! » En 1954, Leiris examine « la Comédie humaine ou les avatars du Gros Pied ». C’est une confession intime, une « saison en enfer » ; le peintre est en désarroi quand sa jeune compagne (Françoise Gilot) le quitte. Picasso (avec ses modèles) se représente en vieux clown triste, en Paillasse, en vieillard qui ne séduit plus dans une mascarade de la peinture. En 1963, Picasso écrit sur un carnet : « La peinture est plus forte que moi… elle me fait faire ce qu’elle veut ». Et Marie-Laure Bernadac s’interroge : « Est-ce Picasso qui vit pour et dans la peinture ? Est-ce la peinture qui vit en Picasso ? ».
Souvent, Leiris a choisi de « regarder et palper ces beaux objets de Giacometti qui vont activer en moi la fermentation de tant de souvenirs ». Il « active » des souvenirs personnels qui seraient en apparence anodins et déchirants. Pour lui, les « objets » de Giacometti seraient de « vrais fétiches, c’est-à-dire ceux qui nous ressemblent et sont la forme objectivée de notre désir ». Le sculpteur s’en tient alors « à ce qui est le propre de l’homme : être debout, marcher en mouvant ses deux jambes l’une après l’autre ». Le corps humain serait émondé d’être réduit à la ligne filiforme d’un squelette. Telle sculpture s’intitule L’Homme qui chavire (1950). Selon Rosalind Krauss, Giacometti instaure un fossé infranchissable entre les « pierres » et le spectateur ; un vide sacré s’ouvrirait sous les pieds de celui-ci. Selon Leiris, les « hautes effigies furent peintes, cochées de petites touches couleur de rouille pour la plupart ». Il a noté le souci de réduire chez Giacometti : « Gratter jusqu’à l’os. Ou bien – inversement – ajouter de l’espace alors qu’on semble vouloir éliminer quelques onces de matière. »
Leiris a connu en 1948 les Antilles et Haïti ; il est invité à Cuba en 1967 et 1968. Peintre cubain, Wifredo Lam peint les plantes hautes, aiguës, de la jungle et des êtres redoutables, en particulier la divinité des carrefours.
Leiris découvre en 1965 la peinture bouleversante de Francis Bacon. La touche de Bacon serait effervescente, irascible, effrénée, un comble de tension, un paroxysme, un flagrant délit, l’aspect abrupt, la soudaineté. Dans le catalogue de Metz, le poète Jean Frémon décrit la violence picturale de Bacon, un réalisme exacerbé, le cri de l’humain menacé, l’éclatement, le brouillage de la réalité. Dans La Quinzaine littéraire (n° 412), Georges Raillard étudie les rencontres de Bacon et Leiris quand « la mort fait éclat », lorsque c’est « le souffle brûlant du portrait ». Bacon aimait citer un vers de L’Orestie d’Eschyle : « La puanteur du sang humain me sourit à belles dents. » Les corps peints par Bacon luttent, s’étripent, s’étreignent, hurlent, se tordent en une scène sacrificielle. Devant les humains de Bacon, Leiris affirme : « Le réalisme pourrait-il déboucher sur autre chose que la tragédie ? »
Et toujours la musique, les sonorités, troublent Michel Leiris…
Vient de paraître Critique n° 815: « Quand l'écriture s’expose: Michel Leiris ». Avec, notamment, un article de Vincent Debaene (« L’Afrique fantôme ou la bifurcation ») et un entretien avec Denis Hollier (« Leiris était impossible »).
Gilbert Lascault
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