Le « poète parisien », publié dès 1489, fut l’objet d’une première édition critique par Clément Marot en 1533, le remarquable poète huguenot Clément Marot, « valet de chambre » de François Ier, qui déjà signalait que nombre des huitains de Villon étaient devenus pour lui obscurs ; comment une médiéviste raisonnable aurait-elle pu éviter, près d’un demi-millénaire après Marot, de tenter un rajeunissement complet de Villon ?
Ce rajeunissement est une réussite exemplaire, même si l’amoureux du moyen français, ce descendant hybride de l’ancien français, langue à « cas » hérités du latin, éprouve un léger pincement au cœur en convenant que le Villon authentique n’est plus lisible pour la majorité des « honnêtes hommes » (dont naturellement la moitié de femmes) d’aujourd’hui, et doit par conséquent être « traduit ».
Mais les principes de cette traduction, qu’on trouve sur les pages de gauche, sont clairement assumés dans l’excellente préface de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, qui a sur ce sujet une position ferme et fermement exprimée. En résumé, « refus systématique de l’archaïsme » et refus plus singulier du « moderne » (allusions à l’actualité, tentation de recourir à l’argot actuel pour rendre plus accessibles – en fait plus artificielles encore – les fameuses et longtemps jugées intraduisibles « ballades en jargon »).
« Le texte de Villon est un texte jeune et qui doit rester jeune », affirme l’éditrice. Cela fait partie de sa volonté de donner à lire cette poésie sans égale aux étudiants et peut-être même aux jeunes amateurs de beauté littéraire d’aujourd’hui.
De la traduction ainsi conçue je ne dirai pas grand-chose. Elle est d’une précision qui ne laisse rien à désirer mais évidemment, malgré un souci constant et louable de ne pas gloser, rien ne peut empêcher le français moderne d’être plus long que l’original, si ramassé, si riche en jeux internes et sous-entendus comiques ou mordants, et là où l’usage musical et rythmique de l’e caduc intérieur et de la diérèse que Verlaine a imité permet d’infinies nuances mélodiques, c’est-à-dire presque partout, tant dans le vif octosyllabe des huitains que dans l’ample décasyllabe des ballades, il est impératif de se reporter à la belle page, dont celle de gauche n’est qu’un pâle reflet.
Le parti pris de simplicité et l’horreur parfaitement légitime de l’éditrice pour le commentaire explicatif justifiant l’absence de notes de bas de page (elles sont rejetées à la fin du livre), un problème se pose tout de même lorsque, chose fréquente, les plaisanteries le plus souvent vaches, le rire amer d’autodérision ou les legs équivoques de Villon (à son père adoptif, à ses prétendus copains, qui l’ont en réalité vendu à la justice ecclésiastique) contiennent des énigmes sémantiques sur lesquelles les érudits se sont cassé les dents et continueront à le faire.
Voyez le huitain VII du Lais, le premier long poème de 1456. Il y est question d’un départ du narrateur qui se présente, peut-être bien faussement (car il vient de cambrioler avec des complices le collège de Navarre à Paris), comme chassé par sa maîtresse et remplacé par un rival. On trouve dans ces quelques vers « un hareng saur de Boulogne » « assoiffé d’eau fraîche ». Qui est ce comparant grotesque ? Le poète humilié ? Celui qui a pris sa place mais à qui l’ex-maîtresse fait tirer la langue ? La demoiselle elle-même qui a le feu quelque part et se languit d’une bonne giclée… « d’humeur » ? Le vers de Villon étant la perversité même, la traductrice se garde fort justement de trancher, réservant ses hésitations à la note. Mais la note est bien loin, et surtout bien trop courte pour permettre à qui n’aurait pas, pour son compte, tenté d’ailleurs en vain de secouer le texte comme un prunier afin de lui faire rendre gorge de se bricoler une religion.
Comme il y a cent exemples aussi tordus que celui-là, on aura plaisir et profit, parfois, à recourir au Livre de poche et à consulter les copieuses notes fournies naguère par Claude Thiry dans la collection « Lettres gothiques » en 1991, bien que la comparaison entre les deux versions originales ne soit pas toujours aisée car elles présentent ici ou là les leçons de copistes différents, Jacqueline Cerquiglini-Toulet ayant choisi de s’appuyer de préférence sur le manuscrit C, conservé à la Bibliothèque nationale, ce qui est du reste la meilleure option.
Pour prendre un second exemple dans le Lais, le huitain 39 et pénultième de ce texte de jeunesse (Villon n’a pas encore été déchu de ses titres universitaires, catastrophe dont il ne se releva jamais) est radicalement modifié dans la Pléiade par rapport à l’édition Thiry et bien supérieur dans la nouvelle, où la strophe est plus enlevée, plus allègre, en un mot plus juvénile.
Jouer aussi savamment que l’éditrice la carte de la jeunesse oblige en effet, entre autres avantages, à ne pas négliger ce Lais écrit quand le poète avait moins de trente ans. Trop souvent les médiévistes antérieurs le tenaient pour quantité négligeable, alors que, sans avoir bien sûr le souffle ni la profondeur tragique du Testament et des inoubliables ballades que Villon a su y enchâsser avec un art unique de la composition, ce premier acte testamentaire parodique et crypté – il dissimule sans doute le casse de la Noël 1456 possède une verve époustouflante et se termine par un épisode ludique de rêve éveillé d’un charme que le temps n’a pas éventé.
Le gros morceau, c’est le Testament, cent quatre-vingt-six huitains, plus les dix-sept ballades et les deux rondeaux inclus (le premier, d’interprétation délicate, semble être un legs féroce fait à Ythier Marchand, haut fonctionnaire de l’administration de Charles de Guyenne, frère de Louis XI. Villon lui offre un chant funèbre pour la mort de sa maîtresse… qui n’est pas morte ! De quoi se vengeait-il ?).
À la suite de ce monument, on trouve seize « Pièces non recueillies », dont les merveilleuses ballades produites à Blois, à la cour de Charles d’Orléans, où Villon fut un temps admis comme commensal lors de ses années d’errance (1456-1461), avant d’indisposer le prince poète dont il avait cruellement moqué en vers l’un des favoris, puis les onze ballades en jargon, dont on se réjouit qu’elles soient enfin traduites intrépidement car elles en ont fait sécher plus d’un.
Une des forces de la présente édition, qui sans aucun doute fera date et pour longtemps, ce sont, occupant plus de la moitié du volume, et accompagnés d’une belle iconographie tant ancienne que moderne (à signaler trois formidables dessins aquarellés de Dubout, repris de l’édition de 1933, pp. 627-629), les documents annexes. Ils se divisent en deux sections. La première rassemble tout ce que l’on sait d’avéré sur la vie dangereuse d’un clerc dévoyé - un parmi les centaines d’« escholliers » sans emploi que jeta sur le pavé la lente agonie de la guerre de Cent Ans.
Aucune révélation sur le meurtre précoce d’un curé rival en amour ; rien de neuf sur le fameux cambriolage dont on connaît presque toutes les circonstances depuis longtemps, ni sur « la dure prison de Meung » où le poète contracta une haine tenace envers l’évêque Thibaud d’Aussigny, son geôlier, haine qui est la source du Testament. Rien de bouleversant non plus sur la bande des Coquillards, que Villon connaissait de l’intérieur, témoin les ballades en jargon, mais à laquelle il ne semble pas avoir appartenu.
Enfin, on savait à peu près tout aussi concernant la dernière affaire, celle qui faillit valoir au poète la corde, cette bagarre parisienne avec les employés d’un personnage considérable, Maître Ferrebouc, notaire : condamné à mort en décembre 1462, Villon fera appel et sa peine sera commuée mystérieusement en un bannissement de dix ans. En février 1463 (il a trente et un ans), il part définitivement de la grand’ville, disparaît et quitte l’horizon historique. Aucune découverte décisive donc, mais des renseignements aussi complets que souhaitable, à partir desquels il est et sera peut-être toujours impossible d’inférer la trajectoire finale de celui dont la légende oscille désormais entre l’image du truand mal repenti et celle du « bon folâtre », membre ou chef d’une troupe de saltimbanques provinciaux, qu’on trouve par exemple chez Rabelais.
La seconde section des textes annexes, aussi intéressante que la première et plus neuve, rassemble les témoignages de ceux de nos écrivains qui parlèrent le mieux de Villon, depuis le poème anonyme des Repues franches dès 1490 jusqu’à Michel Butor, Philippe Sollers, Pierre Michon. Mes préférences iront au conte que Marcel Schwob dans ses Vies imaginaires consacre en 1896 à « Katherine la dentellière, fille amoureuse », et qui est tout imprégné d’une connaissance intime de Villon. Surtout, il ne faut pas rater l’admirable étude de Blaise Cendrars, intitulée « Sous le signe de François Villon », vingt pages fulgurantes écrites en 1938 sous forme d’une lettre à Paul Laffitte, fondateur des éditions de la Sirène (pp. 646-666). Jamais grand poète n’a été mieux inspiré, plus empathique, envers un de ses modèles, qu’il encense.
Il me reste deux regrets. Le premier : que cette anthologie ne contienne pas le magnifique texte Un logis pour la nuit, de Robert-Louis Stevenson, qui met en scène Villon le soir même du cambriolage du collège de Navarre (écrit en 1876, publié en 1882 dans Les Nouvelles Mille et Une Nuits : on le lira dans Intégrale des Nouvelles, tome I, édité par Michel Le Bris, Phébus, coll. « Libretto », 2001, pp. 279-300).
Le second regret est plus cuisant : comment ne pas accorder une importance majeure, dans l’aventure poétique de Villon, à sa brève rencontre avec Charles d’Orléans ? Le poète citadin et pauvre eut l’honneur de figurer sur le propre livre de vers du duc à l’occasion de ce concours de Blois où sa contribution, sur le thème « Je meurs de soif auprès de la fontaine » choisi par Charles, est de loin la plus éclatante. Or je crois que Charles savait que Villon et lui-même, par-delà la vertigineuse différence de statut social, étaient bien les deux plus grands créateurs de leur siècle. Il lui a consacré deux rondeaux énigmatiques et passionnants. Bien plus, n’avait-il pas compris, ce prince des mélancoliques qui, fait prisonnier à Azincourt en 1415, passa vingt-cinq ans d’exil douloureux en Angleterre, que Villon, l’intellectuel morfondu, lui était comme un frère insolite par la destinée, un compagnon de misère et de génie ?
Maurice Mourier
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