L’auteur de l’avant-propos des Usages de Foucault, Guillaume le Blanc, souscrit à cette conception « pratique » de la philosophie qui consacre « une nouvelle figure du philosophe », lequel ne doit plus lire les auteurs comme des « normes et des lois », mais comme des « clefs », pour « extirper un sens possible pour notre présent ». Le philosophe devient, comme le quidam qui prend le métro, un « usager ». Les auteurs du volume relèvent le défi : il ne faut surtout pas traiter Foucault comme un « auteur », mais produire des usages, des pratiques, qui nous invitent toutes à « sortir du texte » foucaldien. Mathieu Potte-Bonneville voit en Foucault un machiavélien qui pense la « précarité » de l’action politique. Thomas Benatouïl nous rappelle que Foucault voulait que son discours soit « instrumental » comme le sont « une armée ou une arme », « un sac de poudre ou un cocktail Molotov », et qu’il se voulait plutôt, dans ses dernières années, un « expérimentateur ». Todd Meyers raconte comment l’œuvre de Foucault lui a été utile pour son travail avec des adolescents soignés pour des addictions. Philippe Artières dit se servir de Foucault pour apprendre à voir les « infâmes contemporains » en se promenant dans la Rome d’aujourd’hui. Guillaume le Blanc relit l’Histoire de la folie à la lumière d’une histoire de la pauvreté. Karine Bocquet fait revivre les travaux du GIP (Groupe d’information sur les prisons) et les recherches de Surveiller et punir, Shigeru Taga rappelle les liens de Foucault avec le CERFI (Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles) de Felix Guattari et avec la psychiatrie institutionnelle de Jean Oury.
Heureusement, d’autres essais montrent plus de distance critique. Hélène L’Heuillet explique que pour analyser la violence aujourd’hui il faut abandonner Foucault. Jean Terrel conteste ses analyses sur Hobbes et sa conception du pouvoir. Christian Laval et Ferhat Taylan dénoncent l’usage qu’ont fait les néolibéraux de Foucault pour leur refondation sociale du capitalisme. Sandrine Rui se demande si l’on peut utiliser sa pensée pour analyser l’espace public. Éric Macé oppose le paradigme foucaldien du pouvoir au paradigme de la domination en sociologie. Didier Lapeyronnie confronte l’œuvre de Foucault avec la tradition sociologique, et conclut que pour lui « il n’y a pas d’en deçà ou d’au-delà de la vie sociale », et que « le réel ou les mondes sont entièrement construits ». François Dubet met plus directement les pieds dans le plat, en notant que l’influence de Foucault sur la sociologie française a été faible, et n’est revenue que comme un retour du refoulé des années 1970 à la suite de la French Theory. Foucault n’aide pas, selon lui, à penser les institutions, et particulièrement l’école. Le reste du volume traite un autre grand thème foucaldien, celui des « régimes de vérité » et des « formes de subjectivité ». Emmanuel Gripay remonte aux origines kojéviennes et blanchotiennes de la pensée de Foucault. Michel Sennelart note que l’histoire de la subjectivation et de la véridiction menée par le « dernier » Foucault laisse de côté trois problèmes majeurs de l’histoire du christianisme : celui de la fondation, celui de l’eschatologie et celui des rapports entre le spirituel et le temporel. Hervé Oulc’hen revient sur l’opposition de Foucault et de Sartre à propos du rôle des intellectuels et de leur relation à la vérité, et note que la distance est moins grande entre Sartre et le Foucault qui étudie la parrhèsia. Bruno Karsenti se demande comment on peut replacer dans la pensée du dernier Foucault le thème wébérien de la vocation du savant et celui du législateur. La dernière partie du volume regroupe des contributions (de Lucas Paltrinieri, Maria Muhle, Frédéric Keck, Philippe Sabot et Eve Kosofksy) sur la « biopolitique », la vie et le genre, ce qui conduit à des confrontations de la pensée de Foucault avec celles de Canguilhem et de Judith Butler.
Comme on le voit, tous les auteurs de ce volume un peu fourre-tout (comme le sont souvent les actes de colloque) ne sont pas convaincus que tous les « usages » de l’œuvre de Foucault soient également féconds. Cela pose le problème de savoir ce qui permet de distinguer les bons des mauvais usages. Selon la conception pragmatique ou « pratique » de la philosophie comme « tool box », le critère serait d’avoir le plus grand nombre d’usages possible. Mais à un moment ou à un autre, il est difficile de ne pas se demander si ces usages produisent ou non des analyses, des théories, des explications ou même seulement des pistes pour l’historien ou le sociologue. Et si un « usage » de Foucault semble fécond, n’est-ce pas parce qu’il repose sur des conceptions qui sont, à un degré ou un autre, vraies ? À quoi pourrait bien servir une œuvre qui produirait de multiples usages mais qui serait fausse ? Là est la croix des pragmatistes : ils entendent se passer de la catégorie de vérité, mais ils doivent bien admettre que s’il est vrai que la neige est blanche, ce n’est pas parce que c’est utile, mais parce que la neige est effectivement blanche. De même on peut bien, à l’instar de Foucault, rejeter la vérité au sens classique du terme, pour ne garder que la « véridiction » et l’idée de « régimes de vérité », il n’en reste pas moins que cela repose sur une série de confusions grossières qui traversent son œuvre et dont ses disciples semblent avoir allègrement hérité : entre savoir et vérité, entre la vérité et le dire vrai, entre vérité et sincérité, entre vérité et raison et entre l’histoire de nos croyances sur la vérité et l’histoire de la vérité. Le problème qu’on rencontre à « user » de Foucault sans discernement est que nos instruments risquent simplement d’être inutilisables parce que reposant sur de simples erreurs. Comme tous les grands penseurs français qui ont pratiqué la surenchère nietzschéenne ou heideggérienne, Foucault ne peut « servir » que si l’on revient à des idées assez banales, comme celle d’éthique du travail intellectuel. La « vocation du savant », dont parlait Weber et que nous rappelle ici Karsenti, est-elle possible sans croyance en la vérité et si celle-ci n’est qu’une illusion ?
C’est à l’histoire de cette croyance qu’est consacré le livre de Stéphane Van Damme. Lui aussi prend son inspiration chez Foucault. Il entend proposer une « histoire pragmatique de la vérité », en analysant la manière dont, au XVIIIe siècle, naît la figure et la fonction de philosophe, non pas en s’attachant aux discours des « philosophes » et encore moins à leurs doctrines, mais aux conditions matérielles, sociales, personnelles, et même spatiales de la production du savoir. Ainsi, il montre successivement comment se construit l’idée du philosophe comme acteur de l’espace public et représentant attitré de la Raison, dans les « coffee houses », dans les salons, et surtout dans de grands centres philosophiques comme Édimbourg, « Athènes du Nord » et capitale des Lumières écossaises, autour notamment de son université. Il montre les enjeux qui naissent autour des manuscrits des philosophes, comme Descartes ou Spinoza, et comment se constituent des traditions textuelles et d’enseignement émergeant lentement des écoles jésuites. Il décrit l’apparition d’« un parti de la vérité » autour d’une « politique de l’amitié » au sein de petits cénacles, comment se forme l’idée du « civilisé » face aux « Barbares » indiens du continent américain, et comment se forgent des catégories telles que celle du « libertin ».
Les travaux de Van Damme, après ceux de Roger Chartier, Daniel Roche, Robert Darnton, Michel Porret, Antoine Lilti et de nombreux historiens contemporains, portent sur les conditions matérielles, sociales, institutionnelles de la production et de la transmission du savoir : comment les livres se font, qui les lit, qui les publie et pour quels publics, dans quels centres urbains et dans quels salons et groupes savants. Bien que ce livre se présente plutôt comme une collection d’articles qui reviennent sur des travaux antérieurs consacrés à Descartes, la sociabilité urbaine, les libertins, et les grandes métropoles intellectuelles à l’âge des Lumières, on y apprend beaucoup sur la construction de l’image du philosophe, de sa légitimation et des conditions dans lesquelles il reçoit son héritage du passé scolastique pour devenir un intellectuel public. Van Damme se réclame de deux projets : celui d’une part d’une sociologie historique de la philosophie inspirée plus ou moins de Bourdieu, et celui d’une archéologie au sens foucaldien, dont il note à juste titre qu’elle est revendiquée aussi par des historiens de la philosophie médiévale comme Alain de Libera. Il plaide, contre la conception traditionnelle internaliste de l’histoire de la philosophie, qui s’attache à l’analyse des concepts et des thèses au sein des œuvres, et contre l’histoire des idées, qui décrit des continuités de doctrines ou de thèmes, pour une histoire « matérielle » des « pratiques » philosophiques des philosophes « au travail ».
Cette histoire a tout à fait sa place à côté de l’histoire classique de la philosophie, et elle a déjà produit des travaux passionnants et originaux. Toute la question est de savoir si elle peut se passer d’une histoire des concepts et des doctrines, voire expliquer ceux-ci à partir des conditions matérielles de leur production, ou même s’y substituer. Quand Van Damme cite, de manière un peu imprudente, le marxiste Henri Lefebvre comme un précurseur de sa conception « pragmatique » de la philosophie, on fronce le sourcil, et on ne peut manquer de se demander quelle sorte de relation il peut y avoir entre les conditions matérielles et sociales de production des idées et les idées elles-mêmes : une relation causale ? Une relation de condition nécessaire mais non suffisante ? Ou une simple corrélation ? Le livre ne donne pas de réponse à ces questions parce que tout simplement il ne discute à aucun moment la moindre thèse, la moindre doctrine ou le moindre concept des philosophes dont il est question. Quand il le fait, cela donne des résultats étonnants, comme ce passage où la discussion de la Logique de Port-Royal sur notre idée confuse de Rome est rapportée à la question de l’espace urbain et de la topographie historique. Les Messieurs discutaient un point de logique, que notre historien « pragmatique » prend pour un indice de la réorganisation du monde urbain.
Je doute que Van Damme entende soutenir que l’histoire des pratiques matérielles dans lesquelles la philosophie s’élabore puisse se faire sans analyser les disputes dans lesquelles s’engagent les philosophes, quelles thèses ils avancent, quels contenus de doctrine sont l’objet de leurs querelles, et sans analyser ce qu’ils tiennent comme vrai ou faux. Mais on a parfois l’impression d’observer ces auteurs dans leur vie purement externe, comme si un Martien débarquait sur terre et parvenait à décrire tout ce que font les philosophes des Lumières dans leur vie concrète sans comprendre un mot de ce dont ils parlent. En cela, ce livre est un peu comme Hamlet sans le prince: la vérité vers laquelle nos philosophes sont supposés aller est une pure fiction. Elle a tout simplement elle-même mis les voiles.
Pascal Engel
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