Ce sont Montaigne, Machiavel, Corneille, Racine, Spinoza, Hobbes, Rousseau, les rédacteurs de la Constitution américaine, Camille Desmoulins, Napoléon (qui bien sûr ne l’aimait pas, mais le relut – trop tard ! – à Sainte-Hélène), Chateaubriand, Himmler (la Germanie, évidemment), Churchill, De Gaulle, sans oublier les philologues et les historiens. Lu, ou entendu : car ces phrases étaient faites pour la lecture publique et portent l’écho de la déclamation et de l’art oratoire. Après la version limpide de Pierre Grimal (chez Gallimard), paraît celle de la collection « Bouquins » (qui n’est nouvelle que pour La Vie d’Agricola, la Germanie et le Dialogue des orateurs ; les Histoires et les Annales, ou ce qui en reste, étant présentées dans l’ancienne traduction – revue – de Henri Goelzer, jadis publiée dans la collection « Budé »). On ne peut manquer d’entendre le latin derrière la gaze ou l’étoffe de la syntaxe et des mots français, d’entendre comment le latin continue à hanter notre langue, et c’est heureux.
Bien que - ou plutôt parce qu’il écrivait sous le règne des empereurs (Domitien, d’abord débonnaire puis tyrannique, ensuite Nerva et Trajan), Tacite, originaire de Vaison-la-Romaine (il vécut de 54 ou 56 aux environs de 115 de notre ère), est, tout en écrivant « sans colère et sans partialité » (« sine ira et studio »), animé par l’esprit de liberté. Pas seulement l’antique liberté romaine conquise contre les premiers rois, mais aussi bien celle qui soulève les peuples que Rome asservit ou assimile. Il sait rendre justice à leurs chefs, comme le Numide Tacfarinas, les faire parler avec éloquence, y compris le légendaire Arminius (« Il fut sans contredit le libérateur de la Germanie »), faire entendre leur dignité outragée, leur désir de maintenir leur nation, leurs dieux et leurs mœurs. Seuls les Juifs réfractaires ou révoltés suscitent sa répugnance, bien qu’il décrive de façon frappante, au livre V des Histoires, à propos de la révolte que réduisit Titus, leur insupportable refus des dieux antiques ou récents (les empereurs divinisés): « Ils ne conçoivent la divinité qu’en pensée et n’en admettent qu’une seule », (« mente sola unumque numen intelligunt », je cite l’original admirablement concis, l’édition n’étant pas bilingue). Mais les Gaulois, les Bretons (Grand-Bretons, comme dans Astérix), les Germains, les Bataves, même les Arméniens ou les Parthes, reçoivent droit de cité dans son œuvre comme dans l’Empire.
Ce que Tacite raconte et célèbre, ce sont les conflits. Guerres civiles ou contre les peuples menaçants ou insurgés ; rivalités entre ceux qui aspirent au pouvoir, aux charges, aux honneurs. Guerres et rivalités mènent les unes aux autres, et l’issue des guerres n’est pas seulement décidée par les armes, mais aussi par les pensées et les passions. Ainsi, à propos de l’horrible sac de Crémone par les armées de Vespasien : « Comme il était naturel dans une armée de langues et de mœurs différentes, où se mêlaient des citoyens, des alliés, des étrangers, les passions les plus contradictoires se donnaient cours ; chacun avait sa morale, et tout était permis ». Les généraux vainqueurs aspirent au pouvoir et quelquefois l’obtiennent – c’est le cas des empereurs de la terrible année 69-70, qui vit se succéder ou rivaliser Galba, Othon, Vitellius et enfin Vespasien, couronné à Alexandrie. Inversement, les empereurs, pour s’en débarrasser ou les récompenser, envoient des hommes éminents dans les provinces. Ainsi Germanicus, fils adoptif de Tibère, qui guerroie au loin et est le véritable héros positif des deux premiers livres des Annales. Parallèlement, l’instauration de l’Empire par Auguste n’a pas détruit les institutions républicaines, même si elle les a privées du pouvoir ultime de régenter : restent le Sénat, des consuls, des tribuns de la plèbe, des institutions et des autorités religieuses, avec lesquels le prince doit compter ou ruser, qu’il doit convaincre ou intimider.
L’intelligence de l’historien fait merveille à démêler les ambitions, les qualités et les vices, les rumeurs, les ruses, l’intrication des relations familiales et politiques. D’où les récits dramatiques et justement célèbres, tel que le suicide d’Othon ou l’assassinat d’Agrippine ordonné par son fils Néron, en ses dernières années cruel précurseur de Staline : « Le centurion dégainait pour lui donner le coup fatal ; alors, lui montrant son ventre : « Frappe ici » [Feri ventrem], s’écria-t-elle.» (Annales, livre XIV). Je leur préfère finalement ses tentatives pour reconstituer honnêtement et par l’imagination, à partir des récits et des documents dont il dispose, l’écheveau des ambitions, des arrière-pensées, des hésitations de ses personnages : « Je me rappelle avoir entendu dire à des vieillards qu’on avait souvent vu entre les mains de Pison un mémoire qu’il ne divulgua pas lui-même, mais qui, aux dires répétés de ses amis, contenait une lettre de Tibère et ses instructions contre Germanicus ; que Pison était résolu à les produire au Sénat et à mettre le prince en cause, mais qu’il fut abusé par Séjan et ses vaines promesses… »
Après tant d’autres, je ne peux que citer la phrase éloquente que Chateaubriand écrivit dans Le Mercure de France en 1807, pensant à l’empereur dont il était le contemporain : « Lorsque dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et de la voix du délateur, lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire ».
Pierre Pachet
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