Sévit, si l’on peut dire, car si la vieille dame déteste l’humanité au point de vouloir s’en exclure et de ne respecter aucune de ses règles, elle ne cherche pas à faire du mal. Elle en fait pourtant, en particulier à sa fille, Luce : la quarantaine, ni belle ni laide, sous-directrice d’une petite banque, divorcée sans enfants après un mariage raté. À l’opposé d’une mère plus que désenchantée, très « fleur bleue », elle rêve de refaire sa vie, et, tout aussi illusoirement, de régler un problème familial insoluble. Le seul rayon de lumière dans ce tableau très noir est justement l’indestructible dévouement filial de Luce, qui avoue pourtant n’avoir jamais reçu le moindre baiser ou le moindre signe d’affection de sa mère. Chaque fois qu’elle prend sa voiture pour aller la voir, elle sait ce qui l’attend : maison infecte, puant le graillon et l’égout, chauffage éternellement en panne, fuites d’eau, télévision hurlante. L’occupante, grincheuse, agressive, sale comme un peigne, accentue avec délice sa vulgarité. La romancière n’hésite pas à forcer le trait : « sa mère qui, tout ébouriffée, les habits froissés, la jupe coincée dans les fesses à force d’être restée vautrée toute la journée, défoule sa mauvaise humeur en mettant du gras sur toutes les babioles de la maison qui lui tombent sous la main. Après quoi, nerveuse, dépitée, la vieille femme se gave de haricots en grains qu’elle pioche directement dans la boîte en fer avec une petite cuillère sur laquelle il y a des restes de flan. »
Incapable d’enrayer elle-même cette dérive, Luce espère tout arranger en engageant une « auxiliaire de vie », qu’Ada refuse évidemment dès le départ. Tout devrait se décider au repas annuel des « anciens » (réunion décrite avec une extrême cruauté), et le lecteur découvrira comment se résout le problème.
Autre faible, ou faux, rayon de soleil : l’idylle imaginaire. Dans son village natal, qui est celui où vit Ada, Luce rencontre Gianluca, beau garçon, ancien camarade de l’école primaire, et pense qu’il éprouve quelque sentiment pour elle. La façon dont elle se prépare pour ce qu’elle prend pour un rendez-vous d’amour est navrante. En fait Gianluca, endetté jusqu’au cou, ne lui fait un semblant de cour que pour obtenir d’elle un prêt bancaire. Sa famille, de petits-bourgeois médiocres et proprets, pourrait servir de contrepoint heureux au foyer d’Ada. Pas du tout, la charge est encore plus impitoyable. Tout est désespérant dans ce livre. Est-ce cela la vie ? N’est-ce que cela ? N’y a-t-il pas, ne fût-ce que pour une minorité et pour un temps très court, un versant un peu plus lumineux de l’existence humaine ? Jusqu’à la conclusion, inattendue, tombant à l’avant-dernière page du livre, qui ne rattrape rien. Selon la bonne vieille formule rassurante, tous les malheurs d’ici-bas seront compensés dans l’au-delà. La romancière est trop fine pour laisser penser qu’elle partage une idée qui, en fin de compte, ne peut satisfaire que quelques croyants. Les autres n’ont qu’à se résigner à leur triste sort.
Un livre qui pourrait être illustré par Munch ou Egon Schiele, et paraître sous une couverture noire. La complaisance dans le sordide, répondant à certaines tendances de notre époque, est un parti pris discutable. Il n’en reste pas moins que cette sombre fresque attire fortement l’attention sur la condition souvent tragique des « personnes âgées », sur la dégradation des rapports familiaux qu’entraîne leur dépendance, et l’inadéquation des remèdes proposés par les services censés les prendre en charge. Le tout exposé avec suffisamment de vigueur et de conviction pour ne pas laisser place à l’ennui.
Monique Baccelli
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