Oubli ou négligence ? N’accablons pas (trop) les éditeurs, le lectorat des livres de cinéma n’étant plus ce qu’il fut à l’époque où les collections fleurissaient et où les revues tiraient à des dizaines de milliers d’unités. Le secteur s’amenuise – aucune raison pour qu’il échappe au grignotage général ; jamais le cinéma n’a autant mobilisé les attentions à travers les réseaux, sites, blogs, webzines et autres supports immatériels ; mais le papier ?
Certes, il paraîtrait que le monument (mille euros) dédié par Taschen à 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick ait épuisé le millier d’exemplaires de son premier tirage. Mais on se trouve là sur une autre planète, si l’on ose dire. On aimerait connaître les chiffres des récents livres à succès, Éric Rohmer d’Antoine de Baecque et Noël Herpe, par exemple, afin d’avoir un ordre de grandeur. Non que les éditeurs disparaissent : entre les extrêmes, Gallimard ou Stock et L’Harmattan, existe une multitude de maisons, Yellow Now, Rouge profond, La Tour verte (combien d’acheteurs pour la biographie de Jean Epstein par Joël Daire ?), parmi vingt autres moins colorées, toutes méritantes et publiant vaille que vaille pour le petit nombre.
Donc, Jane Campion, enfin. Il était temps. L’actualité qui en a fait la présidente du dernier jury cannois n’a rien à voir avec la sortie de l’ouvrage, la taille de celui-ci et le soin avec lequel il a été réalisé (superbe maquette, photos pleine page, aucune coquille) excluant toute fabrication dans l’urgence. L’intitulé ne correspond pas exactement à l’objet : plutôt que d’un Jane Campion par Jane Campion, ce qui laisserait attendre un autoportrait, il s’agit d’un « Jane Campion par Michel Ciment ». Car si la moitié de l’ouvrage est constituée d’entretiens entre le critique et la réalisatrice, conduits sur la durée, entre octobre 1986 (alors qu’elle n’était connue que pour ses courts métrages, dont Peel, Palme d’or cette année-là) et février 2013, l’autre moitié est réservée à l’analyse de chacun des films, de Mishaps : Seduction and Conquest (1981) à Top of the Lake (2013), analyse menée avec une précision qui ne surprendra pas les lecteurs de Positif ni les auditeurs de Projection privée (sur France Culture).
La perspective est double, à la fois synchronique et diachronique : les œuvres sont envisagées avec le regard d’aujourd’hui, qui permet d’éclairer l’approche des anciennes, Sweetie (1989) ou Un ange à ma table (1990), à la lumière des dernières, In the Cut (2003) ou Bright Star (2009) – et sous la diversité des genres, c’est bien une inspiration unique qui transparaît. Mais les entretiens n’ont pas été révisés, et chaque film est abordé à chaud, dans son jus d’époque. La balance est ainsi assurée entre actualité – par exemple, la récompense suprême pour La Leçon de piano - et permanence – comment le film a-t-il tenu, deux décennies plus tard ?
L’habileté de Michel Ciment à mener un entretien n’est pas la découverte de la quinzaine : on le sait, depuis son premier Kazan par Kazan (1973), son Kazan/Losey de 2009 (QL n° 998). Une renaissance américaine, recueil d’entretiens avec trente cinéastes US publié à l’instant (Nouveau Monde), est venu le confirmer.
L’exercice n’est pas si simple ; il implique une connaissance fine de l’œuvre et de l’auteur, si l’on veut aller au-delà des évidences et des clichés trop souvent enfilés lors de rencontres de circonstance. Lorsque, comme ici, la relation s’étend sur presque trois décennies, on constate que la confiance est plus que solide entre questionneur et questionné(e). L’un n’est pas là pour faire briller la statue, l’autre ne fait pas le service après-vente de ses produits, chacun s’efforce de clarifier le mystère que cache toujours un film – et ceux de Jane Campion, quoique clairement lisibles, ne manquent pas d’arrière-plans à tiroirs.
Au fil des années, à mesure que l’œuvre s’est peu à peu construite, la personnalité de son auteure s’est épaissie : on découvre comment les différents drames familiaux qu’elle a traversés (parents séparés, mort d’un enfant) ont nourri ses films, comment chaque nouveau projet s’est élaboré avec difficulté, pas seulement pour des raisons économiques de production, mais par souci perfectionniste – ce qui justifie l’écart de trois ans entre deux titres, six ans même entre In the Cut et Bright Star (il faut reconnaître que passer d’un thriller urbain mêlant sexe et violence à une évocation campagnarde chastement passionnée des amours de John Keats et de Fanny Brawne nécessite un aménagement de son paysage intérieur).
Rien de plus diversifié apparemment que l’inspiration de la cinéaste, entre adaptation littéraire (Janet Frame, Henry James, Susanna Moore) et scénarios originaux, entre XIXe et XXe siècles, Nouvelle-Zélande, Inde ou Manhattan. Et pourtant, comme le lui fait remarquer Michel Ciment, « dans chacun de [ses] films, le personnage central est une femme, et une femme souvent très forte, très résistante ». Ce n’est pas la remarque qui surprend – Holly Hunter (La Leçon de piano), Nicole Kidman (Portrait de femme), Meg Ryan (In the Cut) ou Elisabeth Moss (Top of the Lake) sont des héroïnes de poids –, c’est l’étonnement de la réalisatrice, qui avoue n’y avoir jamais pensé. Alors qu’il n’y aurait pas besoin de forcer la démonstration pour trouver en l’œuvre entière un autoportrait en huit films, chacun illustrant une facette, problèmes d’adolescence (Un ange à ma table), sexualité (Leçon de piano, In the Cut), quête spirituelle (le gourou de Holy Smoke, 1999) (1) ou affirmation de l’amour fou (Bright Star) (2).
La force d’un ouvrage tient aux questions qu’il amène à se poser. La principale étant celle-ci : pourquoi chaque entretien nous a-t-il autant intéressé (le livre se dévore et se déguste à la fois), plus que le souvenir que nous avons de chacun des films évoqués ? Est-ce de ne les avoir pas revus depuis leur sortie et de n’avoir conservé des anciens que l’opinion du moment, jamais révisée ? Un ange à ma table nous avait ébloui – quelle découverte ! –, La Leçon de piano mis en colère, pour des raisons certainement valables, mais totalement oubliées, Portrait de femme, conquis. Holy Smoke nous avait fait rigoler, bassement, In the Cut, laissé admiratif, et Bright Star transporté – la scène où les amoureux posent chacun une main sur le mur qui les sépare est l’une des plus chargées d’érotisme que l’on connaisse. Quant à la mini-série télévisée Top of the Lake, elle est tout à fait réussie, mais l’impossibilité de pouvoir établir une différence de facture entre les épisodes signés par Jane Campion et ceux dus à Garth Davis est vaguement dérangeante : si les six avaient été réalisés par ce dernier, aurions-nous le même regard sur la série ?
Conséquence immédiate de la lecture de Jane Campion par Jane Campion : l’obligation ressentie d’aller revisiter l’œuvre à sa source. Ce qui, de toute façon, devrait être fait plus souvent, afin de balayer les certitudes enkystées. Merci pour cette incitation.
P. S. : Prescription : la redécouverte de la trilogie de Bill Douglas (My Childhood/My Ain’ Folk/My Way Home) avait constitué un des plus beaux moments de l’été 2013. Le 23 juillet sort, au moins à Paris, l’ultime film de Douglas, Comrades (1986), aussi superbe que les trois précédents.
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Voir la description de sa rencontre avec Krishnamurti. Et ce n’est pas un accident si Holly Hunter, autre gourou responsable de la communauté féminine de Top of the Lake, a l’allure et le style, longs cheveux gris et vêtements spartiates, de la cinéaste.
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Un clin d’œil interne nous ravit : elle avoue avoir conçu l’histoire des amours de Keats comme une ballade de Dylan et elle choisit comme interprète Ben Whishaw, un des sept Dylan de I’m Not There de Todd Haynes…
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