Jouons un peu
Sans gène
« Schoch buvait depuis trop longtemps pour pouvoir encore avoir une gueule de bois digne de ce nom. » Mais le jour où un éléphant rose nain et luminescent lui apparaît, le SDF renonce à l’alcool. Il n’avait pourtant pas eu la berlue… Dans son roman Éléphant (Christian Bourgois, 2017), Martin Suter dénonce les recherches génétiques sans contrôle qui équivalent à faire des étincelles devant la paille de la démocratie : « Les banques de données génétiques grandissaient quotidiennement. Cela permettait de mettre au point des cartes génétiques semblables à des cartes géographiques qui permettaient d’établir l’origine d’une personne. Ce qui ouvrirait grandes les portes à un nouveau mode de discrimination, toujours plus fine et plus ciblée […]. Ce qui permettrait aussi, par exemple, de développer des armes qui n’agiraient que sur certains groupes génétiques. » Boire ou séquencer, il faut choisir. Le cynisme nous vaudrait une belle gueule de bois.
Sans rire
Dans La France contre les robots (préface de Pierre-Louis Basse, Le Castor Astral, 2017), recueil d’essais et de conférences, Georges Bernanos (1888-1948) se montrait prophétique lui aussi. Il illustrait en particulier les rouages qui allaient brider l’Homme en imposant à tous une « société des machines et des chiffres » à laquelle nous sommes semble-t-il déjà parvenus. « Un monde dominé par la Force est un monde abominable, mais le monde dominé par le Nombre est ignoble. […] La tyrannie abjecte du Nombre est une infection lente qui n’a jamais provoqué de fièvre. Le Nombre crée une société à son image, une société d’êtres non pas égaux, mais pareils, seulement reconnaissables à leurs empreintes digitales. » Sans barguigner, Bernanos s’oppose à la veulerie, réitérant les avertissements d’Orwell et agonissant comme Marcel Aymé dans son Confort intellectuel la bonne conscience idiote. Et comme tous les prophètes, il sait qu’il provoque l’incompréhension et la colère. Il nous prend à témoin : « Que m’importe le ricanement des imbéciles ? »
Sans preuve
Les faux scientifiques colportant des âneries ne se posent pas cette question. Par aveuglement, idéologie, vanité, escroquerie ou simple dinguerie, ils forgent des hypothèses qu’ils sont incapables de prouver scientifiquement, ce qui ne les empêche pas de les assener aux plus naïfs de leurs contemporains. Après l’art brut et les fous littéraires, voici les savants dévoyés et les faux laborantins : ici le tenant des « canaux de Mars » (Giovanni Virginio Schiaparelli), celui de la mémoire de l’eau (Jacques Benveniste) ou du chronovisor (Padre Ernetti) et de fallacieuses découvertes archéologiques comme le « géant de Cardiff ». Quelles imaginations en pure perte ! Si la plupart de ces inepties sont restées indolores, l’essai de l’Italien Silvano Fuso, Savants fous, visionnaires et charlatans (traduit par Aliénor Louve, Vendémiaire, 2017), montre cependant que certaines d’entre elles ont eu des conséquences néfastes. À commencer par les innombrables « remèdes » au cancer à base de plantes ou le leurre de la « chromothérapie » de Dinshah Ghadiali… Plus inquiétante, la génétique soviétique de Lyssenko souhaitait prouver que les gènes s’adaptaient au milieu ambiant (prolétarien forcément) mais cette théorie vaine ne peut rivaliser avec l’« Aktion T4 » de Hitler, terrifiante entreprise criminelle poussant à l’assassinat des malades et des fous, en commençant par les enfants handicapés de moins de 3 ans (200 000 morts). À côté, les tenants du mystère des pyramides en paraissent sympathiques. Tout comme l’étonnant Nikola Tesla, aussi génial dans ses travaux électriques qu’ahurissant lorsqu’il travaille à son « rayon de la mort ». À ce jour, le seul avatar de ce dernier reste le néon crépitant des combattants de Star Wars.
Sans fond
Avec Étoiles rouges (Piranha, 2017), Viktoriya et Patrick Lajoye proposent la riche histoire de la science-fiction soviétique. Un panorama très complet qui rappelle ce que Jean-Baptiste Para expliquait de la conquête spatiale russe conçue comme une quête de la Jérusalem céleste (Europe, mai 2011).Déployé sur plusieurs chefs-d’œuvre, le drapeau rouge qui a vu briller Artsybachev ou Kouprine dans les années 1920 ou les frères Arkadi et Boris Strougatski durant le dégel khrouchtchévien a disparu laissant place à de piètres proses inspirées par les séries télévisées et le marketing niveleur. Restent quelques « popadanec », ces voyageurs temporels qui « tombent » dans le passé pour le corriger (en particulier 1917) et rétablir un empire dont les narquois Vladimir Sorokine ou Dmitri Bukov pulvérisent l’opportunité par la satire. Gromov, Roubanov, Bourkine, Amnouel ou Rybakov sont désormais les espoirs de la SF russes, sans oublier Kirill Eskov qui réécrit la trilogie de Tolkien dans Le Dernier Porteur de l’anneau en retissant le récit du point de vue des Orques…
Sans ornières
Professeur de sociologie à l’université de Wisconsin, Erik Olin Wright est un spécialiste des inégalités sociales dont les idées paraissent cardinales. Son essai Utopies réelles (traduit par V. Farnea et J. A. Peschanski, La Découverte, 2017) est considéré comme « une arme au service d’un renouveau nécessaire de l’imagination politique ». Ajoutant un optimisme raisonnable au fameux « pessimisme de la raison » de Gramsci, Wright souhaite « fonder une trajectoire potentielle de dépassement du capitalisme » pour rédimer l’État capitaliste et l’idéologie néolibérale en explorant les possibilités de la démocratie participative, des économies alternatives, en multipliant des makerspaces et les coopératives. Dans le cadre de l’économie numérique, la baisse notable de l’investissement minimal pour obtenir des outils de production laisse espérer des mutations favorables aux voies alternatives. De même que le réchauffement climatique et les effets sur l’emploi de la révolution de l’information et des technologies vont imposer au capitalisme une transformation à cause de leurs coûts et de l’instabilité sociale : « Ces deux tendances posent conjointement des défis majeurs et inédits à l’État capitaliste : la nécessité d’augmenter massivement la production de biens publics […] et l’obligation de prendre en charge l’insécurité sociale. » Misant sur les mobilisations populaires, il prône « une activité économique plus égalitaire et démocratique, coexistant avec le capitalisme au sein d’un écosystème d’économie hybride ».
Sans scrupules
On peut jouer aussi avec la vie des autres, comme le fameux « chourineur » du chansonnier-goguettier Jules Jouy (1855-1897), directeur du Journal des Assassins qui « se vend le soir, au coin des rues ». Dans la réédition intégrale (Place des victoires, 2017) de ce journal satirique de 1884 par Bruno Fuligni revit l’esprit d’une époque rude mais goguenarde où les animateurs de cabarets et de la petite presse s’autorisaient tous les débordements verbaux lorsqu’il était question de choquer le bourgeois.
Eric Dussert
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